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Comme je l’ai rapporté, je suis récemment retourné à Dresde avec mon ami O’Hare. Nous avons fait les quatre cents coups à Hambourg, Berlin-Ouest, Berlin-Est, Vienne, Salzbourg, Helsinki et même Leningrad. C’était excellent pour moi d’étudier tous ces cadres authentiques que j’utiliserai plus tard dans mes histoires imaginaires. L’une d’elles s’intitulera Baroque russe, une autre Défense d’embrasser, d’autres Dollar Bar, ou Avec de la fortune.

Et ainsi de suite.

On prétendait qu’un avion de la Lufthansa reliait Philadelphie à Francfort par Boston. O’Hare devait embarquer à Philadelphie, moi à Boston et zou ! Mais Boston était pris dans le brouillard, l’avion fila directement sur Francfort. Je me suis transformé en spectre dans la brume de Boston, la Lufthansa m’a chargé dans un taxi avec d’autres hommes invisibles et nous a expédiés dans un motel pour une nuit-fantôme.

Les heures ne passaient pas. Quelqu’un s’amusait avec les pendules, et non seulement les pendules électriques mais aussi celles qu’on remonte. La petite aiguille de ma montre tressautait une fois, une année s’écoulait, puis elle refaisait un petit saut.

Je n’y pouvais rien. En tant que Terrien j’étais soumis aux diktats des horloges ; et des calendriers.

J’avais emporté deux livres dans l’intention de les parcourir à bord. L’un d’eux était Paroles au vent de Theodore Roethke et voilà ce que j’y ai trouvé :

Je m’éveille au sommeil, sans éveiller l’éveil. Je sonde mon destin dans ce que je crains. J’apprends en m’y rendant le lieu qui me revient.

L’autre était Céline et sa Vision d’Erika Ostrovsky. Céline avait été un brave soldat au cours de la Première Guerre mondiale avant d’avoir le crâne fendu. Après ça, il perdit le sommeil et des bruits résonnèrent dans sa tête. Il devint médecin, soigna les pauvres dans la journée et rédigea des romans grotesques le soir. Il n’est pas d’art possible sans trois petits tours avec la mort, écrivait-il.

La vérité, c’est la mort !... J’ai lutté gentiment contre elle, tant que j’ai pu... cotillonnée, l’ai festoyée, rigodonnée, ravigotée et tant et plus !... enrubannée, émoustillée à la farandole tire lire...

Le temps l’obsédait. Miss Ostrovsky évoquait la scène étonnante de Mort à crédit dans laquelle Céline souhaite arrêter le mouvement de la foule. Il hurle sur le papier Qu’ils s’arrêtent... qu’ils bougent plus du tout !... Là, qu’ils se fixent !... Une bonne fois pour toutes !... Qu’on les voie plus s’en aller.

J’ai parcouru la Bible de la chambre du motel à la recherche de vastes destructions. Le soleil se levait sur la terre, lorsque Loth entra dans Tsoar. Alors l’Eternel fit pleuvoir sur Sodome et sur Gomorrhe du soufre et du feu, de par l’Eternel. Il détruisit ces villes, toute la plaine et tous les habitants des villes, et les plantes de la terre.

C’est la vie.

Les habitants de ces deux cités étaient des êtres dépravés, c’est bien connu. Le monde débarrassé d’eux ne s’en porte que mieux.

Et la femme de Loth, on le sait, reçut l’ordre de ne pas diriger son regard vers ces gens et leurs demeures en ruine. Mais elle le fit, et je l’aime pour cela, c’était tellement humain.

C’est pourquoi elle fut changée en statue de sel. C’est la vie.

On n’a pas idée de regarder en arrière. Je ne recommencerai jamais, vous pouvez m’en croire.

J’ai maintenant terminé mon bouquin de guerre. Je m’amuserai plus avec le suivant.

Celui-ci est raté, c’était prévu, puisqu’il est l’oeuvre d’une statue de sel. Il débute de cette façon :

Écoutez, écoutez

Billy Pèlerin a décollé du temps

Et s’achève sur :

Cui-cui-cui ?

2

Écoutez, écoutez :

Billy Pèlerin a décollé du temps.

C’est un veuf gaga qui s’est endormi, Billy a ouvert les yeux le jour de son mariage. Il est entré par une porte en 1955, est ressorti par une autre en 1941. Il est repassé par cette porte pour se retrouver en 1963. Il garantit qu’il a assisté plusieurs fois à sa propre naissance, à sa mort et qu’il rend visite aux événements intermédiaires quand ça lui chante.

C’est lui qui le dit.

Billy ne saisit plus le temps que par saccades, ne décide pas lui-même de sa destination, et les voyages ne sont pas forcément drôles. Il jure avoir constamment le trac car il ne sait jamais dans quel recoin de sa vie il va devoir tenir son prochain rôle.

Billy est né en 1922 à Ilium, dans l’État de New York, fils unique d’un coiffeur pour hommes de l’endroit. C’était un drôle d’enfant qui s’est transformé en un adolescent d’allure bizarre, grand et mou et bâti comme une bouteille de Coca-Cola. Il est sorti du lycée d’Ilium dans le premier tiers de sa classe et a pris des cours du soir pendant un semestre à l’école d’opticiens d’Ilium avant d’être appelé sous les drapeaux pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a perdu son père dans un accident de chasse pendant le conflit. C’est la vie.

Billy a connu la vie militaire dans l’infanterie en Europe et a été capturé par les Allemands. Démobilisé en 1945 avec un certificat de bonne conduite, il s’est réinscrit à l’école d’opticiens d’Ilium. Dans le courant de la dernière année d’études, il s’est fiancé à la fille du directeur-fondateur de l’école puis a été victime d’une dépression nerveuse bénigne.

On l’a soigné dans un hôpital militaire près du lac Placide : il a subi des électrochocs, après quoi on l’a renvoyé chez lui. Il a épousé sa fiancée, complété sa formation, enfin son beau-père l’a installé à son compte. Ilium est la ville rêvée pour les opticiens grâce à la présence de la Compagnie générale des Forges et Fonderies. Le règlement exige que chaque employé possède une paire de lunettes de sûreté dont le port est obligatoire dans les zones de fabrication. La C.G.F.F. occupe soixante-huit mille personnes à Ilium. Cela représente pas mal de verres et de montures.

Ce sont les montures qui rapportent.

Billy devint riche. Il eut deux enfants, Barbara et Robert. Le moment venu, sa fille épousa un autre opticien que Billy installa à son compte. Son fils Robert ne fit jamais rien de bon au lycée, mais s’engagea très tôt dans les parachutistes, les fameux Bérets verts. Il s’assagit, devint un jeune homme comme il faut et combattit au Vietnam.

Au début de 1968, un groupe d’opticiens, dont Billy faisait partie, loua un avion pour se rendre d’Ilium à un congrès international à Montréal. L’avion s’écrasa sur le sommet d’une montagne du Vermont. Tous périrent, sauf Billy. C’est la vie.

Tandis que Billy se remettait dans une clinique du coin, sa femme est morte accidentellement asphyxiée par des gaz d’échappement. C’est la vie.

Quand Billy a regagné Ilium après la catastrophe aérienne, il s’est tenu tranquille pendant quelques semaines. Une cicatrice impressionnante lui zébrait le dessus du crâne. Il n’a pas repris ses occupations. Il a engagé une gouvernante. Sa fille faisait un saut presque chaque jour.

Et alors, sans prévenir, Billy est monté à New York et il est passé sur l’antenne dans une émission parlée qui durait toute la nuit. Il a révélé qu’il avait décollé du temps. Il a confié également qu’il avait été kidnappé par une soucoupe volante en 1967. La soucoupe venait de la planète Tralfamadore, déclarait-il. On l’avait emmené à Tralfamadore pour le montrer tout nu dans un zoo. On l’avait accouplé à une Terrienne, une ancienne actrice de cinéma du nom de Montana Patachon.