À Ilium, des insomniaques tombèrent sur l’émission de Billy à la radio et l’un d’eux téléphona à sa fille, Barbara. Elle en fut bouleversée. Son mari et elle allèrent chercher Billy à New York. Billy soutenait avec douceur que tout ce qu’il avait dit sur les ondes était vrai. Il précisait qu’il avait été enlevé par les Tralfamadoriens le soir du mariage de sa fille. On ne s’en était pas aperçu, selon lui, parce que les Tralfamadoriens s’étaient emparés de lui à travers une faille du temps, si bien qu’il était resté des années à Tralfamadore sans s’éloigner de la Terre plus d’un millième de seconde.
Un mois s’est écoulé sans incident, puis Billy a écrit au Clairon d’Ilium une lettre qu’on a publiée. Il y décrivait les habitants de Tralfamadore.
Ils apparaissaient hauts de deux pieds, en forme de siphon. Leurs ventouses reposaient sur le sol et leurs tiges, d’une grande souplesse, pointaient généralement vers le ciel. Chaque tige portait à son extrémité une petite main à la paume ornée d’un oeil vert. Ces créatures étaient animées des meilleurs sentiments et percevaient quatre dimensions. Elles avaient pitié des Terriens qui n’en distinguaient que trois. Elles étaient prêtes à leur enseigner des quantités de choses merveilleuses, particulièrement dans le domaine du temps. Billy promettait de dévoiler quelques-unes de ces choses dans son prochain message.
Billy travaillait à sa seconde missive quand la première fut imprimée. Elle débutait ainsi :
« Ce que j’ai appris de plus important à Tralfamadore c’est qu’une personne qui meurt semble seulement mourir. Elle continue à vivre dans le passé et il est totalement ridicule de pleurer à son enterrement. Le passé, le présent, le futur ont toujours existé, se perpétueront à jamais. Les Tralfamadoriens sont capables d’embrasser d’un coup d’oeil les différentes époques, de la façon dont nous pouvons englober du regard une chaîne des Rocheuses, par exemple. Ils discernent la permanence des instants et peuvent s’attacher à chacun de ceux qui les intéressent. Ce n’est qu’une illusion terrestre de croire que les minutes se succèdent comme les grains d’un chapelet et que, une fois disparues, elles le sont pour de bon.
« Un Tralfamadorien, en présence d’un cadavre, se contente de penser que le mort est pour l’heure en mauvais état, mais que le même individu se porte fort bien à de nombreuses autres époques. Aujourd’hui, quand on m’annonce que quelqu’un est décédé, je hausse les épaules et prononce les paroles des Tralfamadoriens à cette occasion : C’EST LA VIE. »
Et ainsi de suite.
Billy travaillait à sa lettre dans la salle de jeux du sous-sol de sa maison vide. C’était le jour de congé de la gouvernante. Il y avait une vieille machine à écrire dans cette pièce. Une vacherie. Elle pesait autant qu’une batterie d’accus. Il était difficile à Billy de la transporter très loin et c’est pourquoi il tapait là plutôt qu’ailleurs.
La chaudière avait claqué. Une souris avait grignoté la gaine isolante d’un fil conducteur du thermostat. La température était tombée à dix degrés à l’intérieur sans que Billy y prêtât attention. Il n’était même pas chaudement vêtu. Il était pieds nus, en pyjama et sortie de bain, à la fin de l’après-midi. Ses pieds nus étaient tout bleus avec des tons d’ivoire.
Mais son petit coeur, en tout cas, était un charbon ardent. Ce qui le dilatait était la certitude de bientôt réconforter tant de gens en apportant la vérité sur le temps. La sonnette de la porte d’entrée, à l’étage au-dessus, ne cessait de résonner. C’était sa fille Barbara qui là-haut s’impatientait. Elle finit par utiliser sa propre clé, traversa au-dessus de sa tête en criant :
— Papa, petit père où es-tu ?
Et ainsi de suite.
Billy ne donnait pas signe de vie si bien qu’elle piqua presque une crise de nerfs, s’attendant à le découvrir inanimé. Elle scruta, en désespoir de cause, le dernier endroit auquel elle pût songer, la salle de jeux.
— Pourquoi ne m’as-tu pas répondu quand je t’appelais ? questionna Barbara debout dans l’encadrement de la porte.
Elle avait un journal du soir, celui dans lequel Billy décrivait ses amis tralfamadoriens.
— Je ne t’ai même pas entendue.
Le scénario était le suivant : Barbara n’avait que vingt et un ans, mais elle s’imaginait que son père était atteint de sénilité, malgré ses quarante-six ans ; tout cela à cause de l’accident d’avion. Elle jugeait aussi qu’elle était chef de famille puisqu’il lui avait fallu veiller aux arrangements pour l’enterrement de sa mère, choisir une gouvernante pour Billy, et tout et tout. De plus, Barbara et son mari avaient pris en charge les affaires de Billy qui étaient considérables, car Billy paraissait désormais se moquer éperdument de son commerce. Tant de responsabilités sur de si jeunes épaules avaient transformé en petite garce cette cervelle d’oiseau. Cependant, Billy se cramponnait à sa dignité dans le but de persuader Barbara et tous les autres qu’il n’était pas gaga, mais se consacrait au contraire à une oeuvre beaucoup plus importante que le simple négoce.
Ce qui l’occupait désormais n’était rien moins que prescrire des verres correcteurs aux âmes des Terriens. S’il y en avait tant de perdues et de désemparées, estimait Billy, c’est qu’elles ne voyaient pas aussi clairement que ses petits camarades verts de Tralfamadore.
— Papa, ne me raconte pas de mensonges. Je sais fort bien que tu m’as entendue m’époumoner.
Voilà une fille qui n’était pas mal, si l’on néglige les jambes qui auraient parfaitement convenu à un piano edwardien. Pour l’instant, elle faisait un foin de tous les diables au sujet de la lettre du journal. Elle affirmait qu’il couvrait de ridicule non seulement lui-même mais tous ceux qui le touchaient.
— Papa, oh papa, qu’est-ce qu’on va bien faire de toi ? Tu veux nous forcer à te placer dans le même genre d’endroit que ta mère ?
La mère de Billy vivait encore. Elle gardait la chambre dans une maison de vieillards, la Pinède, aux abords d’Ilium.
— Qu’y a-t-il dans ma lettre qui te rende tellement furieuse ? s’est enquis Billy.
— C’est insensé. Tu as inventé tout ça !
— Non. Tout est vrai.
Billy n’allait pas laisser sa colère atteindre le crescendo de celle de Barbara. Il ne s’énervait jamais. C’est ce qu’il y avait de merveilleux avec lui.
— La planète Tralfamadore n’existe pas.
— On ne la distingue pas de la Terre, si c’est ce que tu as dans la tête. Pas plus d’ailleurs qu’on ne discerne la Terre de Tralfamadore. Toutes deux sont minuscules. Et à une énorme distance.
— Où as-tu péché un nom aussi extravagant que TRALFAMADORE ?
— C’est comme ça que la nomment les créatures qui y vivent.
— Grand Dieu, s’exclama Barbara en lui tournant le dos. (Elle tapait des mains pour mieux manifester son dépit.) Je peux te poser une petite question ?
— Certainement.
— Comment se fait-il que tu n’aies jamais fait allusion à tout ça avant l’accident d’avion ?
— Le temps n’était pas mûr.
Et ainsi de suite. Billy assure qu’il a décollé du temps pour la première fois en 1944, bien avant sa promenade à Tralfamadore. Les Tralfamadoriens n’y sont pour rien. Ils se sont contentés de l’éclairer sur ce qui se passait effectivement.