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Billy a d’abord décollé du temps dans le courant de la Seconde Guerre mondiale. Il était alors assistant d’un aumônier. Le plus souvent, les assistants d’aumônerie prêtent à rire dans l’armée américaine. Et Billy ne faisait pas exception. Il était incapable de nuire à l’ennemi ou d’aider ses amis. Il faut avouer qu’il n’avait pas d’amis. Il servait de domestique à un marchand de sermons, n’espérait ni monter en grade ni recevoir de décorations, ne portait pas les armes, croyait humblement en un Jésus d’amour qui soulevait le coeur de la plupart des soldats.

Pendant les manoeuvres en Caroline du Sud, Billy jouait des cantiques qu’il connaissait depuis l’enfance, accompagnant les autres sur un petit harmonium tout noir, garanti waterproof. L’instrument possédait trente-neuf touches et deux jeux : vox humana et vox celeste. Billy veillait encore à l’autel portatif. C’était une mallette d’un vert crasseux, aux pieds rétractables, doublée de peluche cramoisie ; nichés au creux de la peluche ardente dormaient une Bible et un crucifix d’aluminium argenté.

L’autel et l’harmonium étaient fabriqués par une manufacture d’aspirateurs de Camden, New Jersey, et l’avouaient ingénument.

Un jour d’exercices Billy pianotait Notre Dieu est une invincible forteresse sur une musique de Jean-Sébastien Bach et des paroles de Martin Luther. C’était un dimanche matin. Billy et son aumônier avaient réuni environ cinquante soldats sur le flanc d’une colline de Caroline. Un observateur se présenta. Le coin fourmillait de ces hommes qui décidaient des vainqueurs et des perdants d’une prétendue bataille, des vivants et des morts.

Celui-ci en racontait une bien bonne. Les fidèles avaient théoriquement été repérés du ciel par un ennemi imaginaire. Ils y étaient tous théoriquement passés. Les supposés cadavres s’esclaffèrent et s’attaquèrent de bon coeur au déjeuner.

Lorsque cet incident lui revint en mémoire, des années plus tard, Billy fut frappé par le caractère tralfamadorien de cette aventure avec la Camarde : le repas des trépassés.

Comme les manoeuvres tiraient à leur fin, on accorda à Billy une permission spéciale, car son père, coiffeur pour hommes à Ilium, État de New York, avait été tué par un ami lors d’une partie de chasse au cerf. C’est la vie.

Quand Billy est rentré de permission, il a reçu l’ordre de s’embarquer. On avait besoin de lui dans la compagnie stationnée au quartier général d’un régiment d’infanterie qui combattait au Luxembourg. L’assistant de l’aumônier du régiment avait péri en campagne. C’est la vie.

À l’époque où Billy a été incorporé au régiment, les Allemands s’occupaient à l’anéantir dans l’illustre bataille de Bastogne. Billy n’a jamais fait la connaissance du prêtre qu’il devait seconder, n’a même pas reçu de casque ni de godillots. C’était en décembre 1944, pendant l’ultime offensive allemande d’importance.

Billy s’en est sorti, mais a abouti bien au-delà des nouvelles lignes allemandes, errant en complet état d’hébétude. Trois autres vagabonds, pas tout à fait aussi désorientés, lui permirent de se joindre à eux. Deux d’entre eux étaient éclaireurs, le troisième tireur de bazooka. Ils n’avaient ni cartes ni provisions. Pour éviter les Allemands, ils s’abandonnaient à des silences champêtres toujours plus profonds. Ils se nourrissaient de neige.

Ils se déplaçaient en file indienne. Les éclaireurs d’abord, rusés, agiles, discrets. Ils avaient conservé leurs fusils. Derrière, le tireur de bazooka, lourd et maladroit, qui prétendait tenir les Allemands à distance avec un Colt 45 d’une main et un couteau de tranchée de l’autre.

En dernier, Billy Pèlerin, les bras ballants, morne et résigné à la fatalité. Billy se remarquait de loin : un mètre quatre-vingt-cinq et un torse en forme de boîte d’allumettes. Il n’avait ni casque, ni capote, ni arme, ni godillots. Il portait des chaussures de ville, de piètre qualité, achetées pour l’enterrement de son père. Il avait perdu un talon, ce qui le faisait rebondir, quatre-et-trois-font-sept, quatre-et-trois-font-sept. Les sursauts involontaires, quatre-et-trois-font-sept, quatre-et-trois-font-sept, lui torturaient les hanches.

Il arborait le mince blouson d’une tenue de combat, une chemise et un pantalon de laine rugueuse et des sous-vêtements longs trempés de sueur. Des quatre, il était le seul à porter la barbe. Elle avait poussé à la diable, hérissée de poils blancs, bien que Billy eût tout juste vingt et un ans. Par-dessus le marché, ses cheveux s’éclaircissaient. Le vent, le froid, l’effort avaient fait virer son visage au violet.

Il n’y avait en lui rien du soldat. Et tout du flamant rose pouilleux.

Ils déambulaient depuis trois jours lorsque quelqu’un les ajusta de loin : on tira quatre fois cependant qu’ils traversaient une étroite route pavée. La première balle était destinée aux éclaireurs. La suivante au tireur de bazooka qui répondait au nom de Roland Fumeux.

La troisième au flamant pouilleux qui s’arrête pile au beau milieu de la chaussée quand la mortelle abeille lui vrombit aux oreilles. Billy, plein de déférence, offre au tireur une deuxième chance. Selon la compréhension perverse qu’il a des règles de la guerre, il va de soi qu’on accorde toujours une seconde chance au tireur. La balle attendue manque de quelques centimètres les rotules de Billy et s’en va rebondir plusieurs fois, à en juger par le bruit.

Roland Fumeux et les éclaireurs étaient à l’abri dans le fossé, et Fumeux gronda en direction de Billy.

— Sors-toi de là, abruti d’enculé.

Le dernier qualificatif figurait encore au rayon nouveauté dans le langage des Blancs en 1944. Pour Billy qui n’avait jamais enculé personne, il était étonnant et plein d’originalité, ce mot. Et il le frappa tant qu’il réussit dans sa mission, qui était d’arracher Billy à l’hébétude et au danger.

— J’t’ai sauvé la vie encore un coup, ’spèce d’ahuri, jeta Fumeux à Billy dans le fossé.

Il y avait des jours qu’il passait son temps à lui sauver la vie à grand renfort de jurons, de claques, et de coups de botte au cul pour le faire avancer. Il fallait bien user de cruauté car Billy se refusait à faire quoi que ce soit pour protéger sa peau. Il voulait tout lâcher. Il avait froid, il avait faim, il était déboussolé et pas à la hauteur des événements. Au bout de la troisième journée, c’est tout juste s’il faisait la différence entre veille et sommeil, entre marche et immobilité.

Tout ce qu’il souhaitait, c’est qu’on le laisse en paix.

— Les gars, continuez sans moi, répétait-il comme une machine.

Tout comme Billy, Fumeux était un bleu. Lui aussi comblait un vide dans les rangs. Il avait aidé les autres membres de l’équipage d’un tank à tirer un unique obus avec un canon antichar de 57 mm. Cela avait fait un bruit d’étoffe déchirée, comme si l’on baissait la fermeture-Éclair de la braguette du Tout-Puissant. Le canon lapait neige et végétation avec la langue éclatante d’une lampe à souder de dix mètres. La flamme imprima sur le sol une flèche noire, désignant aux Allemands la cachette exacte. L’objectif était manqué.

C’était un Tigre qu’ils avaient loupé. Il fit tourner son groin de 88 mm en reniflant, débusqua la flèche. Cracha. Seul Fumeux en réchappa. C’est la vie.

Roland Fumeux, qui n’avait que dix-huit ans, atteignait la fin d’une enfance malheureuse passée en grande partie à Pittsburgh, dans l’État de Pennsylvanie. On ne l’aimait guère à Pittsburgh. Il était mal vu parce qu’il était bête, gros et méchant et sentait le fauve quelque effort qu’il fît pour se laver. Constamment on le laissait choir à Pittsburgh, des gens qui ne pouvaient pas le supporter.