« Pas davantage, je suppose, que la loi kropte n’empêche les femmes de rêver, murmura-t-elle. Les visions sont encore plus douloureuses lorsqu’on ne peut pas les libérer. »
La surprise agrandit les yeux d’Ellula, qui ne s’était jamais posé la question de savoir d’où lui venaient ses dons méta-psychiques. Elle prenait conscience en cet instant qu’elle les tenait de sa propre mère, cette femme effacée et aimante dont elle ne connaissait du passé que des bribes.
« J’ai eu deux ou trois prémonitions autrefois, reprit Alva. J’en ai parlé à mon père. Il n’a rien dit, il a dégrafé la ceinture de son pantalon, il a relevé ma robe et m’a frappée jusqu’au sang. Il n’a pas eu besoin de recourir à l’eulan pour m’exorciser. Je n’ai pas pu m’asseoir pendant sept jours. C’est là que j’ai pris conscience de l’importance des fesses ! »
Elles pouffèrent toutes les deux comme elles savaient le faire lorsque Prendan Lankvit s’absentait de la maison et qu’une euphorie soudaine les entraînait dans des crises de fou rire qui finissaient par emporter Mazira en personne.
« Ton corps sera ton meilleur allié si tu sais t’en servir, poursuivit Alva. Si je n’ai pas chassé Mazira de la couche de Prendan, c’est parce que je n’ai pas d’attrait pour les choses du… enfin, tu comprends ce que je veux dire.
— Les hommes me font peur.
— Peut-être sauras-tu les apprivoiser ? Tu sembles née pour l’amour, Ellula.
— Pourquoi Isban Peskeur m’a-t-il choisie ?
— Il a entendu parler de ta beauté. C’est lui qui a approché ton père à Madeïon. Tous les hommes du continent Sud rêvent de te mettre dans leur lit.
— Ne sait-il pas que j’ai été exorcisée ?
— Il n’en a pas tenu compte. C’est une grande chance pour toi, pour ton père, pour… moi. »
À cet instant, Prendan Lankvit, vêtu d’une chemise vert sombre, d’un chapeau de paille et d’un pantalon noir, sortit dans la cour, se saisit d’une corde et se dirigea d’un pas lourd vers le troupeau des yonaks. Le vent soulevait sa longue barbe grise, la plaquait sur son épaule. Les deux femmes aperçurent, sur la droite de la lande, un point blanc qui grossissait rapidement.
« Le char à vent, souffla Alva, soudain rembrunie. Habille-toi vite. »
Elle sortit de la pièce en courant. Ellula l’entendit ouvrir la porte de sa chambre, s’affaisser lourdement sur le lit et libérer enfin ses larmes.
Le char à vent filait à pleine vitesse entre les collines coiffées d’une herbe haute et d’arbustes épineux aux fleurs rouges. Le disque éblouissant d’Aloboam se faufilait entre les nuages qui se dispersaient au fur et à mesure que l’appareil s’enfonçait dans le cœur du continent méridional. Posé sur deux rangées de huit roues souples et mobiles, le char épousait sans douceur les inégalités du sol. Ses deux voiles principales se doublaient de focs qui lui permettaient de remonter au vent sans être obligé de tirer de larges bords. Debout sur la proue, le pilote donnait d’incessants coups de barre pour se maintenir au près et esquiver les gros rochers. Les membres de l’équipage couraient d’un côté sur l’autre, se suspendaient au bastingage pour compenser les déséquilibres engendrés par les brusques changements de cap. La bôme balayait le pont dans un sifflement menaçant, le bois des mâts, de la coque et des essieux émettait des grincements sinistres, les roues pourtant cerclées de gomme végétale soulevaient le même vacarme qu’un troupeau de yonaks au galop.
Ce n’était pas la première fois qu’Ellula voyageait à bord d’un char à vent, mais elle n’était jusqu’alors montée que dans de petits appareils chargés de transporter les fidèles des fermes isolées jusqu’au temple de l’Erm. Cette flotte, entretenue par le consistoire des eulans, utilisait la seule énergie de l’air, conformément aux préceptes du fondateur Eulan Kropt. Sans cesse balayé par les vents venus de l’océan bouillant, plat sur la majeure partie de sa superficie, peu boisé, le continent Sud se prêtait à merveille à ce mode de locomotion, même si les deux cycles d’hiver de Vox rendaient dangereuse la navigation en couvrant d’une épaisse couche de glace l’intérieur des terres. De même, on avait dû pratiquer des chemins de vent au travers du massif de l’Éraklon, une barrière rocheuse qui se dressait sur des centaines de kilomètres de largeur au centre du continent. Les travaux, effectués vingt siècles plus tôt, avaient profondément divisé la communauté kropte, les tenants de l’orthodoxie déclarant qu’il s’agissait d’une violation caractéristique des lois d’origine, les partisans du modernisme modéré rétorquant que le percement de l’Éraklon permettrait justement l’utilisation bénéfique, rationnelle, d’une énergie naturelle. Ces derniers avaient obtenu gain de cause, non sans une résistance acharnée de leurs opposants qui s’était traduite par une sécession, une guerre civile et la formation d’un deuxième consistoire. L’eulan Loxem, réputé pour sa clairvoyance, avait mis fin à ce conflit trois siècles plus tard en enfermant les membres des deux assemblées dans une pièce du temple de Madeïon et en refusant de leur servir le moindre repas jusqu’à ce qu’ils se fussent accordés sur une ligne de conduite commune. La soif et la faim ayant assoupli les caractères, les orthodoxes avaient accepté les chemins de vent comme des présents détournés de la nature, les modernistes avaient promis de faire preuve d’un peu plus de rigueur dans l’interprétation de la parole d’Eulan Kropt. La réconciliation avait été scellée au cours d’une grande fête commémorée tous les ans sous le nom officiel de « l’unité kropte » et sous le nom officieux des « ventres-creux ». Depuis, les orthodoxes avaient repris le contrôle du consistoire réunifié, veillant farouchement à éradiquer tout germe de déviation susceptible de contaminer les esprits et de déboucher sur de nouvelles transgressions de la loi.
Prendan Lankvit avait offert à Isban Peskeur ses deux plus beaux yonaks, un mâle et une femelle. Les faire grimper sur la passerelle n’avait pas été une mince affaire. Il avait fallu les tirer et les pousser en même temps, et, quand ils avaient enfin daigné s’engager dans les stalles de la proue, ils avaient failli défoncer les cloisons à coups de cornes. Prendan avait rapidement embrassé sa fille au pied du char à vent, puis il s’était éloigné à grands pas dans la lande, les épaules voûtées, la tête basse, comme pressé de s’enfoncer dans la solitude arrière de la vieillesse. Il aimait sa fille avec la tendresse bourrue des frustes, mais la mort de Barkan avait brisé quelque chose en lui. Si Mazira persistait à refuser à sa deuxième épouse la possibilité d’engendrer un nouveau fils, il disparaîtrait sans laisser d’héritier mâle, et les eulans, à sa mort, confieraient sa ferme à un louager dépourvu de terres. Mazira avait donné un baiser sec à Ellula, un coup de pommette plus exactement, et lui avait rappelé d’une voix cassante les sept principaux commandements de l’épouse. Quant à Alva, elle s’était effondrée au milieu de leur étreinte : ses jambes s’étaient dérobées sous elle et, sans le bras secourable d’un membre de l’équipage, elle serait tombée de tout son poids sur les dalles de pierre de la cour.
Ellula avait pris place sur le premier des cinq bancs scellés sur le plancher et situés entre la proue et le mât principal. À ses côtés se tenaient deux femmes en haillons, des ventres-secs probablement, ainsi qu’un joli-gorge coiffé d’un chapeau de paille, vêtu d’une épaisse veste de laine brune, et dont la barbe clairsemée ne parvenait pas à travestir la juvénilité. Un homme roux, ses trois épouses et leurs huit enfants occupaient les deux bancs suivants, des hommes aux barbes vénérables et au verbe grave se répartissaient les sièges restants. Les secousses ballottaient d’un côté sur l’autre les bagages entassés dans un renfoncement du pont. Le viatique d’Ellula se résumait à trois galettes végétales, deux morceaux de viande séchée, deux galets gravés de l’antique monnaie kropte remis religieusement par sa mère pour faire face à d’éventuelles dépenses imprévues, un nécessaire de toilette, deux paires de chaussures et trois tenues de rechange.