Abzalon ne m’a jamais reparlé de Lœllo. Ellula m’a confié qu’il a souffert comme un damné de la mort de son ami, la seule personne qui lui eût témoigné de l’affection dans l’enceinte du pénitencier, le fumé charmeur et futé de Dœq qui fut à l’origine de sa transformation. Puis, toujours selon son épouse, il a fini par retrouver la sérénité à l’issue de contacts répétés avec son mystérieux ami de la cuve, ce Qval mythique qui n’apparaît à personne d’autre que lui. Nombreux sont ceux qui ont essayé d’apercevoir la créature légendaire d’Ester, mais, une fois arrivés au milieu de la passerelle surplombant la cuve, ils ne distinguent rien d’autre qu’une eau frémissante, brûlante, qui dégage une vapeur aussi dense que les brumes du littoral bouillant. Je suis d’autant mieux placé pour en parler que j’ai moi-même tenté l’expérience à plusieurs reprises. À chaque fois je suis ressorti des sas avec un cruel sentiment d’échec, de déception, d’humiliation même, traitant intérieurement Abzalon de mythomane. Sa sincérité, pourtant, ne fait pas l’ombre d’un doute : il n’a jamais cherché à prouver quoi que ce soit ni à tirer une quelconque supériorité de son privilège.
J’enrage en réalité d’être exclu d’une relation que je pressens passionnante, fabuleuse, et j’envie la sagesse d’Ellula qui accepte les faits avec une simplicité désarmante.
Quant à leur fille unique, Djema, elle exerce sur moi une fascination grandissante. Elle n’a pas encore épousé Maran Haudebran bien qu’elle ait atteint ses vingt-quatre ans. Elle retarde sans cesse l’échéance, au grand désespoir du jeune Kropte qui m’a récemment avoué son incompréhension, son désarroi.
Les deux populations sont ressorties diminuées de l’épisode tragique des serpensecs. Environ deux mille Kroptes et trois mille deks ont survécu aux attaques de la légion du moncle Gardy. En revanche, sous l’impulsion des nouvelles générations, les communautés ont intensifié les échanges, au point que certaines familles deks se sont installées dans les quartiers kroptes et réciproquement. J’ai même été appelé à célébrer des mariages mixtes, les eulans ayant refusé de participer à ce qu’ils considèrent toujours comme une trahison, voire une abomination. Les serpensecs ont épargné l’eulan Paxy bien qu’il eût catégoriquement refusé d’enfiler une combinaison spatiale. Très âgé maintenant, il a conservé une poignée de fidèles qu’il appelle les « purs » et qu’il rassemble régulièrement dans le « temple », la place octogonale du domaine 10. Ceux-là conservent les vêtements traditionnels kroptes, robes ornées de broderies et coiffes pour les femmes, chapeaux, bretelles, chemises, pantalons noirs et barbes pour les hommes, tandis qu’ailleurs apparaissent de nouvelles modes dont les caractéristiques principales sont l’amplitude, le confort, l’aisance. La cuve du troisième passage, la plus tempérée, est devenue un lieu très fréquenté, non seulement par les adolescents et les enfants mais également par les parents. Des hommes se sont débrouillés pour fabriquer des berges flottantes à l’aide de matériaux de récupération. L’ancienne bande des lakchas, portée maintenant à une vingtaine d’unités, a élu domicile dans la deuxième cuve dont ils sont pour l’instant les seuls à pouvoir supporter la température élevée.
Sveln m’a demandé un entretien ce matin. Elle m’a révélé les aveux d’Orgal avant sa mort, la prise de pouvoir monclale sur Ester, le danger permanent que font courir les mentalistes sur le vaisseau. Je me suis efforcé de la rassurer – et de me rassurer par la même occasion – en évoquant la possibilité de leur élimination par les serpensecs, mais j’observe attentivement les passagers depuis ce jour, je guette sur les visages les signes révélateurs d’une manipulation nano-technologique, je décèle un ennemi potentiel en chaque homme, en chaque femme. J’ai discrètement subtilisé le foudroyeur d’Abzalon. Je le porte en permanence sur moi, sous cette robe noire que j’abhorre mais qui s’avère pratique en l’occurrence. Finalement, le moncle Gardy n’avait pas eu une mauvaise idée en glissant cette arme dans ses bagages.
« Sans combinaison ? La cuve du premier passage ? »
Maran dévisagea Djema, tenta de détecter des traces de moquerie dans les yeux verts de la jeune femme, se rendit compte qu’elle ne plaisantait pas. Il avait rasé sa barbe et coupé ses cheveux en se levant. Il paraissait désormais beaucoup plus jeune que ses vingt-cinq ans.
« Mais… il y fait au moins cent cinquante degrés !
— Tu as peur, Maran Haudebran ? »
Elle passait son temps à le provoquer, à lui imposer de nouvelles épreuves pour retarder le moment de leur union. Il avait gardé en lui des réminiscences de la tradition kropte qui imposait aux femmes de se marier avant l’âge de dix-huit ans, et il ne comprenait pas pourquoi elle se refusait à lui. Il devenait fou lorsqu’elle le congédiait devant la porte de sa cabine après avoir passé une journée entière à se baigner nue en sa compagnie, à le frôler dans l’eau brûlante de la deuxième cuve. Elle tenait peut-être sa cruauté de son père qui, Maran l’avait entendu dire, avait torturé bon nombre de femmes dans les rues de Vrana. Nous ne sommes pas prêts, pas encore, disait-elle à chaque fois qu’il abordait le sujet. Il avait repoussé à plusieurs reprises la tentation de foncer chez les mathelles et de soulager un désir qui devenait encombrant, tyrannique. Les autres couples réguliers de la bande, Pœz et Jaïra, Göt et Aphya, Darl et Mung, Estevan et Lane, avaient consommé depuis longtemps leur amour.
« Je ne vois pas l’intérêt que…
— Le Qval », l’interrompit Djema.
Il remua la tête d’un air désolé comme s’il s’adressait à une folle.
« Et nous risquerions de nous ébouillanter pour rencontrer une créature qui n’existe pas ! »
Elle se leva de la couchette et le rejoignit près de la table. Elle avait emménagé depuis cinq ans dans une cabine du niveau 1 des quartiers des deks. Contrairement à ses amies et contrairement à Maran qui avait élu domicile dans un appartement du niveau supérieur, elle n’avait disposé aucun ornement, aucune tenture, aucune fleur en tissu, aucun dessin sur les cloisons criblées de points de rouille. De même elle ne portait que d’amples robes sans manches dont la simplicité mettait en valeur l’épure de sa beauté.
« Tu me déçois, Maran. Il n’est pas besoin de voir pour croire. J’ai confiance en mon père.