— En un type qui a massacré des dizaines de femmes sur Ester… »
Il regretta aussitôt ses paroles, croyant l’avoir inutilement blessée.
« Justement, rétorqua-t-elle. Il a changé à partir de sa première rencontre avec un Qval. Lœllo me l’a confirmé.
— C’était à Dœq, Djema. Il a très bien pu se forger un Qval imaginaire à l’intérieur du vaisseau. Comment se fait-il que personne d’autre que lui ne l’ait aperçu ?
— Lœllo m’a parlé aussi d’un ancien dek, le Taiseur, qui avait passé vingt ans de sa vie à essayer d’entrer en contact avec les premiers habitants d’Ester. Il disait que la rencontre avec un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.
— Possible. Et alors ?
— Nous devons nous dépouiller de toutes nos peurs pour communiquer avec lui.
— C’est ton double qui t’a suggéré cette brillante idée ? »
Il la soupçonnait d’avoir hérité d’Abzalon sa tendance à l’affabulation, d’avoir inventé cette histoire de double pour conserver une certaine distance avec les autres.
« La seule question qui se pose, Maran Haudebran, est de savoir si tu viens avec moi, répliqua-t-elle d’un ton sec, visiblement agacée par sa moue ironique.
— Et si je refuse ? »
Il savait très bien ce que signifierait un refus. D’ailleurs, elle ne prit pas la peine de répondre, elle sortit de la cabine et se dirigea à grands pas vers l’escalier qui donnait sur la coursive basse. Il la rattrapa alors qu’elle dévalait les premières marches, la saisit par le bras, la contraignit à s’immobiliser.
« Tu ne me laisses jamais le choix, hein ? »
Ses yeux flamboyaient dans la pénombre de la cage. La crispation de ses traits et le tremblement de sa voix annonçaient l’un de ces accès de colère dont il était coutumier et qu’elle traitait en général par une indifférence glaciale.
« Tu as toujours le choix, répondit-elle sans perdre son calme. Je ne te force pas à m’accompagner. Et lâche-moi, tu me fais mal.
— À quelle autre épreuve me soumettras-tu après celle-ci ?
— Qui te parle d’épreuve ? Je te demande seulement de respecter ce que je suis.
— Et moi ? Mes désirs ? Tu les respectes peut-être ? »
Elle attendit que le silence, blessé par le fracas de ses mots, redescende sur eux.
« Rien ne t’empêche d’aller voir une mathelle ou une autre femme.
— C’est toi que je veux, Djema Lankvit, dit-il d’une voix radoucie, presque plaintive.
— Il y a seulement un ordre à trouver entre nous. Tant que tu continueras de vouloir, tu retarderas ce moment. »
Il la relâcha et se fendit d’un long soupir.
« Les choses ne sont pas simples avec toi. Les autres…
— La véritable simplicité, Maran, c’est de n’avoir aucune idée sur rien. Les autres se contentent de reproduire une histoire vieille comme l’univers. Chacune de leurs actions est dictée par la peur. Peur de la solitude, peur du vieillissement, peur de la mort, peur de cette vie qui leur échappe. Viens avec moi si tu en ressens l’importance, reste là si tu as peur de me perdre.
— Tu n’as jamais peur ? »
Elle se frotta le bras sur lequel les doigts de Maran avaient imprimé une marque rouge.
« Je ne redoute qu’une chose : que tu fasses dépendre ton bonheur de moi. Es-tu capable d’être heureux sans moi ?
— Sûrement pas !
— Es-tu capable d’affronter la chaleur de la cuve ? »
Il marqua un long temps d’hésitation avant de donner sa réponse, conscient qu’elle le conviait à un jeu dont il ne ressortirait pas indemne. Il songea à sa mère qui coulait des jours tristes et paisibles dans le domaine 20 et qui lui demandait à chaque visite pourquoi il ne se mariait pas, pourquoi il ne lui offrait pas des petits-enfants, la dernière joie qu’il lui restait à connaître avant de partir. La peur prenait parfois des chemins sournois, détournés : il ne craignait pas de mourir mais de décevoir sa mère, il ne redoutait pas de souffrir dans l’eau bouillante de la cuve mais de raviver le chagrin d’une femme que la vie n’avait pas épargnée.
Il était enfermé dans une prison autrement plus subtile que le légendaire pénitencier de Dœq, il était prisonnier d’un passé qui ne lui appartenait pas.
« Je… je suis prêt », murmura-t-il.
Elle sourit, le prit par la main et l’entraîna dans l’escalier.
Le moncle Artien trouva Abzalon dans un local technique de la coursive basse, affairé à trier les combinaisons, à entasser sur une couverture celles dont la réserve d’oxygène était épuisée, à replier et à ranger sur les étagères celles qui pouvaient encore servir. L’ecclésiastique le regarda travailler en silence pendant quelques minutes avant de signaler sa présence d’un léger raclement de gorge.
« Pas la peine de tousser, grommela Abzalon. J’vous ai entendu entrer.
— Excusez-moi de vous déranger, Ab, mais j’ai… euh… une proposition à vous soumettre. »
Abzalon vérifia encore une dizaine de combinaisons avant de se retourner et de fixer le moncle. Le local, éclairé par deux veilleuses, baignait dans une atmosphère douce et paisible.
« Y a besoin d’un sérieux ménage. Les gens sont négligents. Ils ne pensent pas qu’il peuvent de nouveau en avoir besoin. Une proposition, vous disiez ? »
Le robe-noire s’avança au centre de la pièce. Ses rides s’étaient estompées depuis qu’il s’était réinstallé dans les quartiers des moncles, sa démarche s’était assouplie, son œil avait retrouvé sa vivacité.
« Tout d’abord, je dois vous avouer que je vous ai subtilisé le foudroyeur et que je…
— Je sais, coupa Abzalon. Et j’ai deviné pourquoi. Sveln m’a parlé d’Orgal. Vous l’avez utilisé ?
— Pas encore. Je soupçonne certains hommes d’être des agents de l’Hepta, des correspondants de l’Église monclale désormais, mais je préfère ne pas intervenir plutôt que de commettre une erreur.
— J’ai vu les robes-noires à l’œuvre sur Ester, et j’me demande pourquoi vous êtes si différent… »
Le moncle Artien alla s’asseoir sur une étagère basse et contempla d’un air songeur l’amas de combinaisons hors d’usage.
« Je vous assure pourtant que je n’étais pas différent là-bas. J’étais un parfait soldat de l’Un, j’égorgeais, je brûlais, je pillais sans aucune retenue, sans aucun remords, je préparais avec une rare énergie l’avènement de l’Église.
— Qu’est-ce qui a fait que vous avez…
— Changé ? Je suis incapable de répondre précisément à cette question. Peut-être la vue des cadavres kroptes dans les fosses, peut-être l’enfermement dans cette prison spatiale, peut-être la proximité permanente du vide, peut-être une tendance hasardeuse à la compassion. Je suis sans doute ce qu’on appelle une exception à la règle, un accident génétique. Je n’ai pas séjourné dans le ventre d’une mère, mais sait-on vraiment ce qui se passe dans une éprouvette ? J’ai poussé la différence jusqu’à désirer des femmes, comme les dioncles dégénérés de l’ancien temps. »
Il se garda de préciser qu’il parlait en l’occurrence d’Ellula, non qu’il eût peur de la réaction de son interlocuteur, mais il ne souhaitait pas encombrer leur amour avec ses propres turpitudes.
« Vous pensez que l’Église ordonnera aux mentalistes de détruire L’Estérion ? demanda Abzalon.
— Il faudrait pour cela qu’elle ait gardé le pouvoir sur Ester. Mais, si elle tient toujours les commandes et si elle estime que l’expérience ne correspond pas à ses attentes, elle le fera sans la moindre hésitation.
— Vous savez où est passé votre collègue, le vieux fou ? »