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Il prit vaguement conscience qu’ils s’arrêtaient, qu’ils contemplaient la cuve d’où s’élevaient des colonnes dentelées, éthérées, éphémères, ciselées par les faisceaux obliques des projecteurs. Le feu s’introduisait maintenant par ses pieds, montait par vagues successives le long de sa colonne vertébrale, s’échappait par le sommet de son crâne, investissait chaque fibre de son corps, chacune de ses cellules, lui incendiait l’âme, brûlait ses pensées, ses souvenirs. Les cloques crevaient, des rigoles séreuses s’écoulaient sur sa poitrine, sur son ventre. Il souleva ses paupières gonflées, tourna la tête, regarda Djema debout à ses côtés. Il voulait lui sourire avant de mourir, lui dire qu’il n’éprouvait aucun regret, qu’il était heureux de partir en sa compagnie. Le visage de la jeune femme n’était désormais plus qu’une odieuse caricature, un amas de chair boursouflée d’où émergeaient les éclats perçants de ses yeux. Elle fixait obstinément la cuve.

Toute volonté déserta Maran, qui ressentit un soulagement immédiat. Il accepta de se glisser dans l’oubli, referma les yeux, en paix avec lui-même, franchit un seuil où la matière n’existait plus, où la douleur n’avait plus de prise.

Une ombre se dressa devant lui, lui procura une sensation de fraîcheur qui le revigora, la mort sans doute. Il l’accueillait avec joie, comme une promesse de délivrance. Elle grandit démesurément, le recouvrit tout entier, l’abrita dans son sein rassurant. Des images affluèrent à la surface de son esprit, souvenirs de sa petite enfance, cabine déserte, silence hostile, solitude effrayante, il hurle, personne ne vient, il gît sur un matelas, entouré d’épaisses couvertures qui forment les cloisons et le toit d’une cabane étouffante, rien ne sert de crier, nul ne peut l’entendre. Enfin, quelqu’un ouvre la porte, le plancher vibre, craque, il reconnaît le pas de sa mère, elle écarte les couvertures, se penche sur lui, sourit, le haut de son visage est percé de deux grands trous, elle le prend, le soulève, dégrafe le haut de sa robe, lui présente le sein…

Images d’un passé plus lointain qui ne le concerne pas. L’eulan retire le fer de l’œil d’une femme, elle se tord de douleur et hurle à ses pieds, une nuit perpétuelle efface le monde. « Tu as payé le prix de ta faute, Sorama Haudebran », se rengorge-t-il, drapé dans ses certitudes. Visages silencieux alentour, barbes noires ou grises, yeux emplis de haine ou de pitié…

Un homme se présente devant Sorama, elle ne le voit pas, elle l’identifie à son odeur, à sa façon de marcher : Eshan Peskeur, le chef de l’armée kropte. Il lâche un petit rire cruel, détestable, elle fuit, se heurte à la table, aux bancs, tombe, se relève. Il la suit sans hâte, elle perçoit son souffle, il la coince contre une cloison, l’empoigne par la robe, elle se défend, il la gifle, du sang s’écoule de ses lèvres déchirées, il grogne, l’allonge sur le plancher, lui arrache ses vêtements, l’observe en silence, retarde le moment de l’assaut, elle entend le froissement du pantalon qui tombe sur ses jambes, sur ses bottes, elle se crispe, il lui écarte les jambes du genou, s’étend sur elle, la pénètre d’un puissant coup de bassin, ventre coupé en deux, elle n’a plus de larmes à verser.

Eshan Peskeur, mon père…

Une fillette marche sur un sol étrange, souple, doux, d’une couleur verte qui évoque la teinte passée de certaines robes. Au-dessus de sa tête, une immensité bleue, traversée de nues vaporeuses semblables aux volutes de la cuve. Alentour, de mystérieux êtres à l’unique pied droit et planté dans le sol, surmontés d’une large chevelure bruissante… Ne seraient-ce pas les arbres dont lui a parlé sa mère ? La fillette se dirige vers des constructions aux murs noirs, aux toits gris, pénètre dans une cour, croise un curieux équipage. Un homme coiffé d’un chapeau de paille tient en laisse deux créatures qui marchent sur quatre pattes et dont le front s’orne d’excroissances courbes, pointues. « Tu viens avec moi, Sorama ? crie l’homme. J’emmène ces deux yonaks au pâturage. » Elle le suit au travers de grandes étendues vertes – herbe ? prairies ? Une boule de feu perchée là-haut – l’A ? – dépose sur ses joues une tiédeur agréable, elle entend des cris d’animaux, écoute le murmure de l’air, observe pendant quelques secondes les arabesques aériennes d’une autre créature – oiseau ?

Maran comprit qu’il découvrait Ester à travers les yeux d’enfant de sa mère. Lui n’avait connu que l’environnement cloisonné, gris et monotone du vaisseau, mais elle venait d’un monde bouleversant de beauté, et il ressentait toute la douleur de l’exode, la sensation d’arrachement, le déchirement.

Sorama se promène sur le bord d’une cuve fumante qui se perd à l’horizon, les vagues incessantes se fracassent sur les rochers déchiquetés, se pulvérisent en gerbes dans un grondement permanent. Non loin, son père, ses trois épouses et leurs cinq autres enfants, dont quatre filles, attendent le passage du char à vent. Elle aimerait tant visiter le Nord, ce continent énigmatique qu’on dit habité par les démons de l’Amvâya, explorer un autre pays que ces plaines du Sud où le temps paraît figé. Elle sait que sa vie est déjà tracée, qu’elle épousera un homme avant ses dix-huit ans afin de ne pas être chassée de la ferme familiale, qu’elle s’abrutira dans les tâches domestiques, qu’elle combattra sans relâche les démons de l’egon, qu’elle subira jusqu’à sa mort le poids d’une tradition écrasante.

Maran fut projeté dans d’autres existences, dans celle d’un robe-noire qui plantait son poignard dans la gorge d’un frère de l’Omni, dans celle d’un homme qui fracassait le crâne d’une femme et plongeait les mains dans sa cervelle molle et chaude, dans celle d’une adolescente dénudée que les eulans frappaient avec une branche de zédrier, dans celle d’un garçon qui, du haut d’une falaise, admirait le spectacle grandiose de l’océan bouillant, dans celle d’une mentaliste qui errait sur la banquise du péripôle, dans celle d’un soldat qui foudroyait des corps étendus dans une fosse, dans celle d’un haut dignitaire de l’Église monclale qui ordonnait à un subalterne la destruction de L’Estérion, dans celle d’une femme infiniment vieille qui plongeait dans un puits d’eau tiède et s’immergeait dans l’indicible sein du Qval, dans celle de la jeune femme qui se tenait à ses côtés et dont il appréciait enfin la grandeur d’âme. Elles n’étaient pas étrangères les unes aux autres mais fondues dans un ordre secret comme les fils d’une trame. Chacune d’elles occupait le centre, chacune s’agençait de manière à permettre aux autres d’occuper le centre. Perçues comme indispensables ou négligeables dans l’univers matériel, elles prenaient toutes leur importance dans l’ordre invisible, elles plongeaient leurs racines dans le flot de l’humain, là où il n’y avait ni religion, ni préférence, ni force, ni faiblesse, mais seulement des expressions multiples de l’Un.

Il eut envie de partager son bonheur avec Djema. Il se tourna vers elle, elle lui rendit son regard, il discerna la même béatitude dans ses yeux verts. Il voulut la remercier, car sans elle il n’aurait pas eu le courage de s’engager sur ce chemin de souffrance, mais les mots étaient impuissants à décrire ce qu’il ressentait. Il perçut un courant de pensées qui formait un langage, qui ne provenait pas de Djema mais de la créature qui les abritait.

Sans elle, tu n’aurais pas eu le courage, sans toi, elle n’aurait pas eu la force…

Ce n’étaient pas des mots, le Qval s’adressait directement à son âme.

Les humains se figurent qu’ils préservent leur individualité en se divisant, en s’opposant. C’est exactement le contraire qui se produit. Ils deviennent alors des êtres séparés, limités par leurs perceptions. Ils sont prisonniers de leur temps, ils voient les effets, non les causes. Ils se tendent vers un but, vers un désir, vers un futur pour tenter d’oublier l’inexorable marche du temps, ils élargissent sans cesse l’espace qui les éloigne de leur véritable nature.