Djema avait raison, se dit Maran. Mon désir pour elle n’était qu’une tentative confuse, illusoire, d’arrêter le temps. En le réalisant je l’aurais consumé et je me serais retrouvé au point de départ, le cœur couvert de cendres, à l’affût d’autres désirs, d’autres projets, pris au piège par ma propre mémoire. Le désir n’est-il pas pourtant le moteur de l’être humain ? N’est-ce pas le désir qui lui a permis de s’élever au-dessus de sa nature ?
Le désir est un leurre, l’aspiration profonde est un chemin. Le désir relève de l’instinct de possession, de l’orgueil, l’aspiration requiert de l’humilité, de la patience, de l’attention. L’un provoque les affrontements, les guerres, la destruction, l’autre inspire la compassion. Le désir engendre le pouvoir, la conquête, la religion, l’exploitation ; l’aspiration suscite la compréhension. Le désir bâtit des prisons, l’aspiration offre la liberté. L’un crée le temps, l’autre relie à l’éternité.
Je ne comprends pas pourquoi le Qval a choisi de communiquer avec Abzalon, un criminel, un homme qui s’opposait à l’expansion de la vie.
Abzalon n’avait pas de désir. Pour lui, seuls comptaient l’instant présent, la survie. Il n’échafaudait pas de projet à court ou long terme, il ne possédait rien, il n’avait aucune illusion sur lui-même, il ne se réfugiait pas dans le sein rassurant d’une religion, il se regardait tel qu’il était, même s’il en souffrait, il était ouvert en permanence au bruit de la vie. Il n’a pas été choisi, il était prêt à se rencontrer lui-même, sans artifice, sans faux-semblant.
Il torturait des femmes, il faisait souffrir les autres…
Les autres souffraient à travers lui, il œuvrait dans cet ordre sous-jacent où leurs fils se rejoignent. L’univers se plie sans cesse aux désirs cachés de ses créatures.
Difficile d’accepter cette définition de l’ordre. Elle ne sert, me semble-t-il, qu’à justifier les actes monstrueux.
Tu refuses d’être assimilé aux bourreaux, d’être celui par qui le malheur arrive, et pourtant tu ne peux être dissocié de l’humanité, de ses crimes, de ses injustices. Tu te réfugies derrière une éthique, une morale, mais sache que des millions et des millions d’êtres vivants souffrent au nom de cette éthique, au nom de cette morale. L’intention, la volonté de convaincre, voilà l’erreur. Eulan Kropt commit cette erreur il y a de cela six mille ans du calendrier estérien : il voulut partager son expérience, mais les mots eux-mêmes sont des pièges tendus par le temps. Et ses proches utilisèrent son discours pour élaborer une religion, pour enclencher les mécanismes enfouis dans leur mémoire profonde. Ils n’agissaient pas par calcul, ils étaient sincères, mais ils ne se rendaient pas compte qu’ils initiaient un nouveau cycle de tourments, qu’ils édifiaient les murs d’une nouvelle prison.
J’aurai moi aussi envie de raconter ce que j’ai vécu dans cette cuve, de proclamer la beauté de la vie…
Alors tes auditeurs deviendront tes disciples, ils t’élèveront au rang d’un dieu, ils fonderont un culte sur ton nom. Ce n’est pas parce que tu leur auras désigné le but qu’ils s’engageront sur le chemin. Abzalon n’a jamais cherché à convertir quiconque, ni même d’ailleurs à percer le mystère de l’ordre secret, il venait seulement déposer ses doutes et ses peurs comme un enfant qui s’abandonne dans les bras de sa mère.
Je persuaderai les autres de goûter ce bonheur.
Un désir, une expression de l’orgueil. Le Moncle, l’Hepta, la Fraternité omnique, l’Astafer et toutes les autres religions ont de la même manière voulu le bonheur d’autrui. Vois aujourd’hui où en est Ester, divisée, déchirée, sur le point de s’autodétruire, et l’A n’en sera pas responsable. L’étoile fait seulement partie de la trame.
Comment les amener à découvrir l’ordre secret ?
Ils le découvriront d’eux-mêmes si tu démontes leurs mécanismes pervers, si tu leur apprends la vigilance, la plénitude du présent, si tu les délivres du temps. Le vaisseau lui-même est inséré dans votre trame. Les particules les plus infimes qui le constituent subissent l’influence de vos pensées. Elles vibrent comme des notes tantôt harmonieuses, tantôt dissonantes.
Vous devriez pourtant haïr et combattre ceux qui ont saccagé votre monde.
Nous ne sommes pas animés d’intentions, nous veillons seulement à nous fondre dans l’ordre, dans le présent. Notre monde va bientôt mourir car sa symphonie est devenue trop discordante, mais nous sommes à jamais liés à l’humanité estérienne.
Qui êtes-vous exactement ?
Les enfants de l’océan d’Ester, les gardiens des puits bouillants. L’eau et la chaleur sont notre nourriture.
Pourquoi vous êtes-vous embarqués dans L’Estérion ?
Pour recommencer ailleurs avec vous. Ceux des nôtres qui sont restés sur Ester entreprennent le voyage vers le nouveau monde.
Dans combien de temps ? Avec quel vaisseau ?
Le temps n’a pour nous aucune importance, aucune incidence. Et quelques-uns des vôtres construisent un nouveau vaisseau dans la région du péripôle.
Les moncles et les autres finiront bien par nous rejoindre un jour sur le nouveau monde, ils nous déclareront la guerre, ils nous persécuteront.
Difficile d’échapper au temps, n’est-ce pas ? Inutile de s’enfermer dans une prison qui n’existe pas.
Vous n’avez donc pas de but, pas d’idéal ?
L’idéal, un concept manié par les religieux. On ne peut jamais l’étreindre, il s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche, il entraîne ceux qui le poursuivent dans une incessante fuite en avant, il génère tous les fanatismes, il ne tolère pas l’acceptation, il prend bien des noms, dieu, omni, ordre cosmique, moncle, science, paradis, il est le principal allié du temps.
Ne recourez-vous pas à la science et au temps pour fabriquer votre vaisseau ?
Nous utilisons les éléments dont nous disposons, sans parti pris, sans jugement. La technologie nous permet de franchir le vide spatial, qu’elle en soit remerciée. Et le temps chronologique est parfois nécessaire pour les réalisations d’envergure.
Le temps chronologique ?
Le cycle naturel de l’univers. Jusqu’alors, nous parlions d’un temps psychologique, d’une perception subjective de l’avant et de l’après.
Qu’attendez-vous de nous ?
Que vous soyez vous-mêmes, que vous incitiez les autres passagers à l’être, que vous utilisiez toutes les ressources du présent pour restaurer l’harmonie dans la structure subtile du vaisseau.
Vous n’avez pas le pouvoir de le faire vous-mêmes ?
Seuls, nous n’y arriverons pas. Pas davantage que nous n’avons réussi à empêcher la dévastation d’Ester. Les pensées humaines sont d’une redoutable puissance. Nous avons proposé à Eulan Kropt de rapprocher ses frères de l’ordre absolu, mais la religion fondée sur son nom a été une note dissonante supplémentaire dans la symphonie.
Il vous arrive donc de vous tromper.
Nous n’imposons rien à personne, nous laissons à chacun sa liberté.