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[Trois lignes illisibles.]

À ceux qui se poseraient la question de savoir d’où je tiens ces renseignements, je répondrai que ni l’espace ni le temps ne sont des obstacles à la véritable communication.

Extrait du journal du moncle Artien.

Verna Zalar traversa à petits pas la galerie principale de la cité de glace. Âgée maintenant de trois cent dix ans, elle jouissait d’une excellente santé grâce aux nanotecs correctrices et aux contacts quotidiens avec les Qvals. Seules la lenteur de ses mouvements et une coordination parfois difficile entre son cerveau et son corps trahissaient son extrême vieillesse. Elle avait si souvent emprunté ce passage qu’elle ne prêtait plus attention aux rosaces dentelées et translucides de la voûte, teintées de pourpre par les rayons rasants de l’A. Elle s’était aussi habituée au froid qui régnait quinze mois sur quinze au péripôle, au point qu’elle ne portait jamais de vêtements dans sa chambre, qu’elle endurait sans la moindre difficulté des températures qui descendaient certains mois d’hiver à moins soixante-dix degrés.

Verna avait passé pour l’occasion une longue robe et des bottines de peau de sospho, un petit mammifère marin qui avait la particularité de s’échouer sur la banquise pour mourir hors de l’eau, son élément habituel. Cette ultime offrande représentait une véritable manne pour le petit groupe rassemblé autour de Lill Andorn. Les sosphos avaient comme seul inconvénient de répandre une suffocante odeur de graisse qui évoquait le quartier des tanneurs de Vrana. Les Kroptes nourrissaient la communauté avec leur chair, prévenaient les gerçures avec leur huile, taillaient des vêtements et des couvertures dans leur peau, fabriquaient des armes et des outils avec leurs os.

Une fillette avait prévenu Verna quelques minutes plus tôt que Lill Andorn souhaitait la rencontrer de toute urgence. Elle se dirigea vers la chambre de la prima, s’arrêta devant la tenture qui remuait doucement au gré des souffles d’air, puis, traversée par une subite envie d’aller jeter un coup d’œil à l’Agauer, se remit en marche, longea le réfectoire, déboucha sur la place centrale étayée par des piliers de glace, emprunta l’étroite galerie descendante qui conduisait au hangar.

Quelques têtes se tournèrent dans sa direction lorsqu’elle pénétra dans l’immense salle creusée au cœur de la glace. Sigmon, le technicien en chef, un homme qui n’avait pas encore atteint ses cent ans et qui, lui, portait une épaisse combinaison fourrée pour se protéger du froid, vint à sa rencontre, la salua d’un sourire chaleureux et désigna le vaisseau d’un mouvement de menton.

« Belle pièce, n’est-ce pas ? »

L’appareil n’avait pas grand-chose à voir avec L’Estérion, du moins tel que Verna se le remémorait. Posé sur un gigantesque socle métallique, c’était un bloc monolithique qui avait une vague forme de cône avec, sur les côtés, deux parties symétriques et renflées. Elle ne distinguait rien d’autre que les points sombres des minuscules hublots sur le fuselage empourpré par la lumière mourante de l’A. Seuls une dizaine de techniciens s’affairaient autour de l’Agauer. On était loin de l’agitation bruyante qui avait présidé à l’assemblage des divers éléments de sa structure. D’une hauteur de quatre-vingts mètres et d’une largeur à la base de cent, il paraissait dérisoire en comparaison de L’Estérion, ce monstrueux insecte de plusieurs kilomètres que Verna avait eu l’opportunité de contempler depuis une navette intersat.

« Quand sera-t-il achevé ? » demanda-t-elle.

Elle connaissait la réponse à cette question, mais elle voulait s’assurer que tout se déroulait conformément à ses prévisions.

« Il ne nous manque que le voleur de temps, dit Sigmon. S’il nous est livré dans les délais prévus, nous pourrons décoller dans quatre mois.

— C’est long », soupira-t-elle.

Il haussa les épaules.

« Sans voleur de temps, nous risquerions de nous perdre dans l’espace…

— D’après nos correspondants du Nord, le gouvernement de l’Un prépare une opération d’envergure, et je doute fort qu’elle soit dirigée contre la coalition des satellites.

— Vous voulez dire que… ? »

Verna acquiesça d’un hochement de tête qui fit frissonner ses longs cheveux blancs.

« Les dioncles nous ont peut-être localisés. Nous avons réussi à les aiguiller sur de fausses pistes pendant près de deux siècles et demi, mais ces oiseaux de proie font preuve d’une remarquable ténacité.

— Nous ne nous mêlons pourtant pas de leurs affaires ! gronda Sigmon.

— Nous symbolisons ce qu’ils détestent le plus : la flamme minuscule de la liberté. Qui doit vous livrer le voleur de temps ?

— Un réseau de contrebandiers du Voxion.

— Sont-ils fiables ? »

Les lèvres de Sigmon s’étirèrent en une moue dubitative.

« On ne sait jamais avec ces gens-là. Nous ne sommes pas les seuls à vouloir quitter Ester, et ils auront peut-être la tentation de se vendre au plus offrant. Sans compter le risque d’arraisonnement par les légions volantes du Moncle.

— Eh bien, il ne nous reste plus qu’à espérer que vous avez misé sur les bons yonaks. Tenez-moi au courant quoi qu’il arrive. »

Sigmon s’inclina, remonta le col de sa combinaison et retourna converser avec les autres techniciens regroupés près du socle. Verna les observa pendant quelques secondes : les uns étaient originaires des deux continents d’Ester, d’autres du Voxion, ils avaient subi de nombreux contrôles destinés à mesurer leurs aptitudes mentales et physiques, ils étaient passés à l’épreuve de vérité des Qvals, mais l’esprit humain se recouvrait d’un voile de plus en plus opaque au fur et à mesure qu’on essayait d’approcher son mystère, et l’Église monclale était passée experte dans l’art et la manière d’infiltrer les réseaux clandestins.

Verna embrassa d’un large regard le hangar, les murs de glace enrobés de givre, le plafond étayé par des chevrons métalliques, percé tous les vingt mètres de bouches d’aération, hérissé de stalactites qui grossissaient d’année en année, le sol souillé par les incessants déplacements des techniciens et des ouvriers, les diverses machines magnétic qui avaient servi à la construction de l’Agauer, les feuilles métalliques, les segments des câbles, les bouts de tuyaux amoncelés dans un coin. Elle songea qu’ils avaient peut-être perdu la course de vitesse engagée contre les dioncles de Vrana et elle fut envahie d’une détresse qu’elle n’avait pas ressentie depuis la mort d’Orgal, la même impression d’un monde qui s’écroulait, le même sentiment de gâchis, d’échec. Elle se souvint que la prima l’attendait et chassa résolument sa tristesse.