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Verna reprit conscience, souleva ses paupières taquinées par un rayon pâle de l’A et collées par le givre. La luminosité de la banquise l’aveugla. Elle s’étonna d’être toujours en vie. Elle perçut une présence, une chaleur, tourna la tête, aperçut un aro polaire allongé à son côté, un animal puissant, splendide, dont le poids avoisinait les cinq cents kilos. Il ne dormait pas, il la fixait de ses yeux jaunes et ronds, un regard insondable, attentif. Le givre agglutinait par endroits son poil blanc et soyeux. Elle se demanda combien de temps elle avait dormi. On entrait dans la période où les nuits s’allongeaient, dépassaient les trente heures. Elle se redressa lentement, raideur dans la nuque, dans la colonne vertébrale, observa les alentours, ne distingua pas les reliefs de la cité de glace sur l’étendue scintillante. Elle ne s’en inquiéta pas, un silence profond l’emplissait qu’aucune peur, aucun regret ne pouvait briser. Orgal et les autres étaient loin maintenant, quelque part dans l’infini de l’espace. Elle se leva, esquissa des mouvements pour assouplir ses membres engourdis, frémissement douloureux du sang qui circule à nouveau dans les veines. L’aro bâilla, dévoilant ses longs crocs, s’ébroua, sauta sur ses pattes. Elle lui flatta délicatement le museau. Elle était la prima désormais, et il ne lui restait que quatre mois pour achever l’œuvre de Mald Agauer. Un vent d’ouest dispersait les brumes matinales, les feux clairs et naissants de l’A enflammaient la plaine céleste traversée par un banc de nuages rutilants. Elle s’absorba pendant quelques minutes dans la contemplation du lever du jour sur la banquise, émerveillée par la beauté de son monde. L’aro s’agenouilla à ses pieds, attira son attention d’un petit coup de patte sur sa jambe. Elle comprit qu’il l’invitait à le chevaucher, remonta sa robe, s’installa à califourchon sur son échine, glissa les bras de chaque côté de son encolure. Il s’élança, au petit trot d’abord, accéléra progressivement l’allure, puis, lorsque sa cavalière fit corps avec lui, il fila au grand galop en direction du nord.

* * *

Il fallut un mois aux Kroptes pour charger dans l’Agauer les tonnes de vivres qu’ils avaient patiemment amassées pendant vingt ans. Viande de sospho séchée et conservée dans la glace, mais aussi des sacs de farine et des sachets de nourriture lyophilisée échangés contre des peaux chez les grossistes de Gloire-de-l’Un. L’Agauer ne disposait pas d’un système automatique de distribution de nourriture, lequel était la source de bien des problèmes à en croire les rapports télémentaux des correspondants de L’Estérion. Les techniciens avaient prévu de nombreuses chambres de congélation qui leur permettraient en principe d’assurer la subsistance des cinq cents passagers jusqu’à la planète de destination. Au cas où ces réserves se révéleraient insuffisantes, ils avaient installé un laboratoire et embarqué des cellules d’embryons de sosphos et de yonaks avec lesquelles ils pourraient éventuellement reconstituer les provisions de viande.

Le réseau de contrebandiers du Voxion avait livré le voleur de temps à la date fixée. Ils avaient acheminé les différentes pièces par autogliz et s’en étaient repartis avec un milliard d’estes, soit le double de ce qu’ils avaient réclamé au départ. Verna s’était acquittée sans sourciller de ce supplément. Le trésor de l’arche, vestiges de la fortune personnelle de Mald, était maintenant à sec, mais cela n’avait plus aucune espèce d’importance. Sigmon et ses hommes avaient travaillé d’arrache-pied pour adapter le voleur de temps, plus petit que prévu, au propulseur central du vaisseau. Après avoir procédé à des essais qui s’étaient avérés concluants, ils avaient fixé la date du départ et commencé à dégager le toit du hangar. L’eau de la cuve où séjourneraient les Qvals serait réchauffée et maintenue à température constante par les moteurs, eux-mêmes alimentés par un générateur d’énergie magnétic. On avait abandonné la propulsion nucléaire, trop gourmande et mal adaptée à la structure réduite de l’Agauer. Les derniers travaux de l’Académie des sciences de Vrana, désormais contrôlée par le Moncle, avaient porté sur les nouvelles et fantastiques possibilités offertes par le magnétic. Sigmon avait réussi à obtenir les dossiers, les formules, les plans par l’intermédiaire de ses correspondants personnels.

« Je désespérais de voir ce jour arriver, dit Bren Chori, le patriarche kropte.

— Attendons le décollage pour nous réjouir, murmura Verna.

— Il n’y a plus aucune raison d’être pessimiste, prima. Le Moncle n’a pas bougé le petit doigt. »

Verna observa les Kroptes qui effectuaient d’incessants allers et retours entre la cité de glace et le sas principal de l’Agauer, les épaules chargés de quartiers entiers de viande ou de sacs de farine de fizlo noir. Des enfants vêtus de peaux couraient et riaient autour d’eux. Il ne restait que deux cents membres de la dernière tribu kropte. De nombreuses familles avaient déserté l’arche et rejoint Gloire-de-l’Un pour s’intégrer à la civilisation des envahisseurs du Nord. Ceux qui étaient restés avaient renoncé à leur tenue traditionnelle depuis des lustres, mais ils conservaient la barbe et certaines de leurs coutumes, la polygamie par exemple, qui semblait inscrite dans leurs gènes. Ils avaient toutefois perdu la rigidité qui avait été le trait de caractère principal de leurs coreligionnaires. Lill avait déclaré à plusieurs reprises que leur métamorphose s’achèverait dans l’espace : « Le vide démantèle les dogmes. Ils ne pourront plus se raccrocher qu’à eux-mêmes. Ils comprendront alors toute la valeur des enseignements des Qvals. »

« Renoncer n’est pas dans la nature des moncles, reprit Verna.

— Je suppose qu’en tant qu’ancienne mentaliste vous avez prévenu toute mauvaise surprise, affirma Bren Chori avec un large sourire.

— Ne me surestimez pas, Bren. J’ai simplement fait mon possible. »

Le patriarche lissa sa longue barbe, signe chez lui d’embarras.

« J’ai bien cru que vous ne reviendriez jamais après la mort de Lill, dit-il d’une voix hésitante. J’ai du mal à trouver le sommeil, comme tous les vieillards, et je me promenais dans la grande galerie le soir où vous êtes sortie de la chambre de la prima. Vous paraissiez bouleversée. Je vous ai suivie et je vous ai vue vous éloigner sur la banquise. J’ai voulu vous suivre, mais je ne suis pas aussi résistant que vous au froid. Je suis revenu dans la chambre de Lill, j’ai constaté qu’elle était morte et j’ai cru que vous vouliez mourir à votre tour.

— Je suis revenue des morts, Bren. »

Il désigna le vaisseau d’un ample geste du bras.

« Sans vous, je crois bien que l’Agauer serait resté un rêve.

— Vous voulez dire que j’ai été votre… clef de voûte ? »

Elle éclata d’un rire joyeux, un rire d’enfant.

Ils se rassemblèrent à l’aube dans le hangar, les deux cents kroptes menés par Bren Chori, les techniciens de Sigmon, les derniers membres du mouvement mentaliste, les hommes et les femmes des deux continents qui s’étaient joints à la communauté. Seuls les Qvals restaient pour l’instant invisibles. Une lumière encore sale se déversait par le toit entièrement ouvert et révélait des visages graves, inquiets. Ils avaient troqué leurs habituels vêtements de peau contre des combinaisons d’un tissu léger et autonettoyant fabriqué à X-art. Verna vint se placer au pied de la passerelle d’embarquement et, d’un signe de tête, invita les passagers à monter. Sigmon s’avança le premier, mais il s’arrêta avant d’atteindre la bouche ronde du sas, se retourna, promena sur l’assemblée un regard dur, plongea la main dans l’échancrure de sa combinaison et en sortit un petit foudroyeur.