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Le char fendait à présent une herbe noire, visqueuse, une lèpre végétale qu’égayaient parfois les fleurs or et blanc de nénuphars. De grands batraciens dérangés par le bruit effectuaient des bonds prodigieux par-dessus les résineux qui se dressaient dans ce paysage de désolation comme des épouvantails aux bras multiples et décharnés. L’A brillait de tous ses feux dans l’azur étincelant.

« Des poaks, dit le joli-gorge. Une espèce géante de batraciens qu’on ne trouve que dans ces marais. Leur nom vient de leur cri. Si j’en juge par votre tenue, vous vous rendez à votre mariage, n’est-ce pas ? »

Elle hésita à lui répondre. Elle n’était pas encore mariée mais, revêtue de sa robe de promise, elle ne savait pas si elle pouvait soutenir une conversation avec un inconnu, a fortiori avec un jeune homme à la voix douce et au sourire angélique. Le bleu limpide de ses yeux, la noirceur brillante et soyeuse des mèches qui s’évadaient de son chapeau, l’incarnat de ses lèvres, la blancheur et la régularité de ses dents, la finesse de ses traits lui donnaient une grâce délicate, féminine, très différente de la rudesse habituelle des fermiers kroptes.

« La loi dit que vous pouvez me répondre sans vous compromettre, poursuivit le joli-gorge avec une moue amusée. Vous n’êtes pas encore sous l’autorité de votre mari. Quel qu’il soit, d’ailleurs, il aura bien de la chance. »

Le vacarme du char à vent et les cris des membres d’équipage l’avaient contraint à hausser la voix, à hurler presque. Le compliment la fit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Troublée, elle feignit de s’absorber dans la contemplation des sauts des poaks à la peau verdâtre et luisante.

« Je rentre chez moi, insista le jeune homme. J’ai fini mon service de joli-gorge. Voici deux ans que je parcours le continent Sud dans tous les sens pour donner des nouvelles à ceux que la vie a éloignés de leur famille. Je suis allé jusqu’au péripôle, une contrée sauvage, magnifique, prise dans les glaces dix mois sur quinze. Et vous, de quel coin venez-vous ?

— Du littoral, répondit-elle sans le regarder.

— Ces deux yonaks, c’est votre dot ? »

Elle acquiesça d’un mouvement de tête, consciente de la pauvreté de son présent à son futur époux. La lande lui manquait déjà, ainsi que l’air saturé de sel, les brumes mystérieuses, la chaleur du bouillant, les averses de pétales. Elle mourait d’envie de retirer sa robe et sa coiffe de promise, son corset, son jupon, ses bottines de cuir, de sauter du char, de se mêler au ballet des poaks dans cette herbe hideuse qui s’étirait à perte de vue sous les rayons accablants d’Aloboam.

« Je m’appelle Eshan. »

À peine eut-il prononcé son nom qu’elle le vit tout à coup dans une pièce exiguë, prisonnier de cloisons grises et lisses. Il semblait perdu dans ses pensées, écartelé entre ses désirs et ses remords. Elle ressentit sa souffrance avec une acuité telle qu’elle eut l’impression d’être déchirée de part en part, que son corps tout entier fut enveloppé de sueur froide, qu’elle dut serrer les dents pour ne pas défaillir. Puis la sensation s’estompa, sa vision la déserta aussi soudainement qu’elle s’était emparée d’elle, elle éprouva un soulagement indicible, elle reprit contact avec la réalité, étourdie, chancelante. Bien qu’elle ne l’eût pas rencontrée au cours de cette scène aussi brève que violente, elle savait que la mort épiait le jeune Eshan avec l’attention d’un aro sauvage guettant sa proie. C’était le lot de tous les êtres vivants, certes, mais il marchait sur un fil particulièrement fragile et tranchant, gouverné par des émotions qui prenaient chez lui des dimensions effrayantes.

« Vous ne vous sentez pas bien ? Vous êtes devenue toute pâle…

— Je n’ai pas l’habitude des voyages », bredouilla-t-elle.

Exténuée, elle regretta d’avoir laissé sa gourde dans son balluchon. Elle avait besoin d’un peu d’eau fraîche pour dissiper l’amertume de sa gorge. Le vent avait molli et les hommes d’équipage déployaient toute la voilure du char.

« Toujours la même chose : on met deux fois plus de temps à traverser ce marais que tout le reste du continent ! soupira Eshan. Encore heureux que la terre des Kroptes ne soit pas très étendue. Le continent Nord est cinq cents fois plus vaste que le continent Sud, le saviez-vous ? » Il retira son chapeau, le posa sur ses genoux, passa la main dans ses cheveux noirs et humides de transpiration. « Nos ancêtres ont fait preuve d’une grande sagesse. En nous obligeant à respecter la loi naturelle, ils nous ont ménagé un présent viable, contrairement à ceux du Nord et des satellites. Là-bas, ils s’entassent par milliards dans de gigantesque cités, et la terre n’est plus capable de subvenir à leurs besoins. Ils s’entre-tuent pour un verre d’eau, pour une bouchée de pain, pour un lit, pour une este.

— Comment le savez-vous ? demanda-t-elle, intéressée, captivée même par la description de ce Nord qui lui paraissait plus mystérieux que la plus lointaine des étoiles.

— Par les marchands qui viennent nous acheter nos surplus de viande et de céréales. Mon père prétend que les Estériens sont dans une telle misère morale et matérielle qu’ils n’auront bientôt pas d’autre choix que de violer le Traité des littoraux. »

Cela se passerait ainsi, elle en eut la certitude à cet instant, mais pas davantage qu’Eshan elle n’assisterait à l’invasion du continent Sud. Tous les deux étaient condamnés à quitter bientôt ce monde auquel ils n’étaient pas adaptés, lui parce qu’il était dominé par la violence de ses sentiments dans une communauté où la maîtrise de soi était une vertu cardinale, elle parce qu’elle refusait de jouer un rôle qui ne lui convenait pas. L’idée du suicide l’avait effleurée lorsque son père lui avait annoncé son mariage avec Isban Peskeur, mais elle laissait à l’ordre cosmique le soin de choisir l’heure et le mode du départ.

« Nous sommes des gens pacifiques et les Estériens possèdent des armes qui tuent comme les éclairs. Nous ne pourrons pas nous opposer à une invasion par la force. »

Eshan se tut, intrigué par le silence qui se déployait comme une ombre sur le pont du char à vent, absorbait les claquements des voiles, les grincements des haubans. Il s’aperçut que les autres passagers l’écoutaient, les traits crispés à la fois par l’attention et l’inquiétude, hormis les enfants qui continuaient de se chamailler sur le banc du milieu.

« Ils n’oseront jamais violer le Traité des littoraux ! gronda un homme à l’épaisse barbe noire et au ventre proéminent. L’ordre cosmique s’y opposerait. »

La bienséance aurait voulu qu’Eshan cesse d’argumenter et s’incline respectueusement devant son aîné, mais, enhardi par la présence de sa jolie voisine, il se laissa déborder par la fougue de sa jeunesse.

« Les Estériens du Nord ne croient pas à l’ordre cosmique. Le Traité des littoraux offrait une garantie tant qu’ils disposaient de ressources en quantité suffisante, mais le Sud représente pour eux la dernière terre exploitable, la dernière bouffée d’oxygène. Les traités ne valent rien lorsque la survie est en jeu. »

Ellula sentait intuitivement que le raisonnement d’Eshan reflétait la vérité. Elle lança un regard tout autour d’elle et se rendit compte que les autres femmes, les deux ventres-secs et les trois épouses du fermier roux, approuvaient silencieusement le joli-gorge tandis que les hommes rejetaient catégoriquement son point de vue.