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« Personne n’arrivera sur le nouveau monde ! hurla-t-il. Ni vous ni ceux de L’Estérion ! Nous… Les moncles trouveront le moyen de vous en empêcher ! »

Un Kropte interrogea Verna du regard. Elle cligna des paupières. Ils conduisirent Sigmon et ses complices sur la place de la cité de glace et leur tranchèrent la gorge.

L’embarquement s’effectua en trois heures. Verna resta au pied de la passerelle jusqu’à ce que les derniers passagers eussent disparu dans la pénombre du sas. Avant de franchir l’ouverture semi-circulaire, Bren Chori revint sur ses pas. Il ne semblait pas très à l’aise dans sa combinaison grise qui soulignait sa maigreur.

« Vous avez accompli l’impossible, prima, dit-il en tirant machinalement sur quelques poils de sa barbe.

— Remerciez Mald et Lill. Je n’ai fait qu’apposer ma signature à leur œuvre.

— Il faut des gens pour semer le fizlo, d’autres pour le moissonner, d’autres pour le moudre, d’autres pour le pétrir, d’autres pour le cuire, mais tout cela ne sert à rien s’il n’y a personne pour le manger.

— Eh bien, bon appétit !

— Vous… vous ne voulez vraiment pas partager notre repas ?

— Je n’ai plus faim, Bren. Ester m’a vu naître, Ester me verra mourir. Nostalgie, scories irrationnelles, stupidité, appelez ça comme vous voulez. Allez maintenant, ils vous attendent pour refermer le sas.

— Mais les Qvals…

— Ils ont embarqué hier.

— J’ai près de cent ans, une broutille à côté de vous, et pourtant je serais totalement incapable de les décrire.

— Ils vivent à la frontière de l’ordre invisible. Vous avez encore cent ans pour apprendre à les contempler.

— Je serais étonné que l’ordre cosmique m’accorde un siècle de plus.

— Vous n’êtes encore qu’un jeune homme, Bren Chori ! »

Le patriarche n’eut pas la force de prononcer le petit discours d’adieu qu’il avait pourtant préparé pendant trois jours. Il se détourna avec brusquerie et parcourut la passerelle aussi vite que le lui permettaient ses vieilles jambes.

Verna erra sur la banquise jusqu’au crépuscule. À l’aide d’un coutelas en os, elle construisit un igloo sommaire pour y passer la nuit. L’Agauer avait décollé dans un terrible rugissement au milieu du jour, creusant un gigantesque cratère sur la banquise, pulvérisant la cité de glace. Elle avait admiré son envol majestueux dans le ciel bleu pâle. Son sillage de feu s’était peu à peu transformé en une interminable guirlande de fumée blanche dispersée par le vent. Elle l’avait suivi des yeux jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point minuscule à l’horizon.

Elle s’allongea dans son abri de glace, s’endormit d’un sommeil paisible, fut réveillée à l’aube par un grondement persistant, discerna les formes noires et allongées des appareils des légions du Moncle. Les robes-noires avaient le sens de l’exactitude, on ne pouvait leur dénier cette qualité. Elle retira sa robe de peau, ses bottines, puis, nue, enfin libre, elle s’enfonça dans le cœur des glaces éternelles.

* * *

« On dirait qu’il se vide ! » s’exclama Jakt Brane.

Son assistant, un jeune Xartien du nom de Koleo, leva sur lui des yeux intrigués.

Jakt n’en revenait pas : depuis le lever du jour, l’océan bouillant, pourtant à marée haute, refluait à vue d’œil. Il n’avait pas besoin de recourir à ses instruments de mesure pour s’apercevoir que le niveau de l’eau avait déjà baissé d’une dizaine de mètres. Les récifs qui d’habitude affleuraient la surface étaient maintenant des collines noirâtres, partiellement couvertes d’écharpes de brume et d’algues verdâtres. Dix mètres, l’océan avait perdu des millions et des millions d’hectos, et cette eau était bien passée quelque part.

Jakt travaillait depuis trois ans pour le compte de l’EOB, une compagnie océanographique qui envisageait une exploitation systématique des ressources du bouillant, les terres du Nord et du Sud s’avérant désormais insuffisantes pour nourrir la population d’Ester. Il savait que les dirigeants de la compagnie n’était que des hommes de paille du Moncle, mais il avait accepté la mission, prévoyant de remettre les résultats de ses travaux aux réseaux de résistance qui s’efforçaient depuis maintenant deux siècles de renverser l’Église. Son œuvre serait utile, voire salutaire, pour la population estérienne qui souffrait d’une famine grandissante et qui, embrasée par des flambées régulières de barbarie, en était réduite à manger de la chair humaine.

Jakt déclencha son télécommunicateur d’une pression soutenue de la langue sur le nanorupteur serti dans la voûte de son palais. La liaison s’établit instantanément avec son correspondant du siège de l’EOB. Un flot torrentueux de pensées s’échappa de son cerveau et se rua dans l’émetteur connecté à ses synapses. Il reçut une impulsion qui lui demandait de remettre un peu d’ordre dans ses pensées. « Sinon, j’en ai pour trois jours à m’y retrouver dans votre boxon, mon vieux… »

Jakt prit une longue inspiration, s’éclaircit les idées, expédia une deuxième salve d’informations.

« Dix mètres ? Vous êtes sûr ? Bon sang, ici, à Vrana, les puits crachent des hectos d’eau bouillante. »

— Effet de vases communicants, problème de régulation… mentalisa Jakt.

— Peu probable. Pourquoi se mettraient-ils à cracher maintenant alors qu’ils sont restés éteints pendant des siècles ?

— Il a dû se passer quelque chose.

— La compagnie vous paie pour le découvrir. Et vite. Si ça continue, Vrana sera entièrement submergée avant ce soir. C’est déjà la panique. Les aérotrains ont cessé de fonctionner, des immeubles se sont effondrés, l’astroport est pris d’assaut. Ça ressemble à la fin du monde, Jakt. On attendait le feu de l’A, et c’est cette putain d’eau bouillante qui risque de tout foutre en l’air.

— Bouchez d’urgence les puits.

— Vous en avez de bonnes ! Il y en a des milliers sur les deux continents d’Ester. »

Jakt tressaillit. La cité de X-art était elle-même criblée de puits bouillants. On en comptait trois dans la seule rue qui longeait la falaise. Leurs bouches rondes dessinaient des taches sombres sur le sempiternel voile de brume. Il coupa la communication d’une nouvelle pression de la langue et se rua vers la porte de son bureau. Koleo se leva à son tour, dévala l’escalier extérieur et le rejoignit dans la rue. Des rigoles fumantes couraient sur les pavés de pierre noire, s’infiltraient sous les portes des maisons voisines. Jakt poussa un juron. La surélévation et l’air conditionné du bâtiment de l’EOB l’avaient empêché d’apprécier la situation. L’eau montait plus vite qu’elle ne s’évacuait. La chaleur avait grimpé de plusieurs degrés, transformant la ville en étuve. Des silhouettes couraient dans tous les sens comme des insectes prisonniers d’une cloche de verre, d’autres se dirigeaient vers les grands aérotrains immobilisés sur la place voisine.

Il distingua le panache blanchâtre du puits le plus proche. Il atteignait une hauteur de trente ou quarante mètres, retombait en pluie sur les toits des habitations, brisait les tuiles, les volets, les vitres.

« Nous avons intérêt à filer ! » cria-t-il à Koleo.

Il contourna le bâtiment de l’EOB et s’élança vers la falaise. Il se retourna au bout de quelques pas, constata que le jeune Xartien n’avait pas bougé.

« Qu’est-ce que tu attends ? La falaise est le meilleur endroit où se planquer. L’océan continuera de baisser tant que les puits seront en éruption. »