L’eau montait rapidement, atteignait déjà les genoux de Koleo, mais il restait immobile, insensible à la douleur.
« Les Qvals, marmonna-t-il.
— Quoi, les Qvals ? gronda Jakt.
— Ils nous ont quittés. C’est la fin d’Ester.
— Qu’est-ce que c’est que ces conneries de fumé ? »
Il savait que Koleo, un jeune homme renfermé et discret contrairement aux autres fumés, fréquentait régulièrement les cercles clandestins de la Fraternité omnique, mais il ne se serait jamais douté qu’il accordait du crédit à ces vieilles superstitions.
« La légende, les gardiens des puits bouillants, l’eau, le feu… Nous sommes foutus, monsieur Brane. Foutus ! »
Jakt haussa les épaules mais, lorsqu’il atteignit la falaise, qu’il découvrit le fond vaseux et bouillant de l’océan une cinquantaine de mètres plus bas, il comprit que tout était perdu.
CHAPITRE XX
LAED
Au cours des vingt années suivantes, nous en découvrîmes six ; six agents de l’Église que nous n’exécutâmes pas mais que nous enfermâmes dans une salle alvéolaire. À notre grande surprise, il y avait des Kroptes parmi eux, un patriarche et une épouse à qui les mentalistes avaient implanté des nanotecs à leur insu avant l’embarquement et qui étaient passés sans s’en rendre compte sous le contrôle du Moncle. On en surprit deux en train de percer une voie en direction du centre de pilotage de l’Estérion. Ils ne répondirent pas à nos questions, non qu’ils fissent preuve de mauvaise volonté, mais la brusque interruption de leur réception télémentale provoqua d’irréparables lésions dans leur cerveau et ils perdirent définitivement la raison. Trois autres furent trahis par l’aberration de leur comportement : incohérents, agressifs, ils se mirent à réciter des passages entiers du Livre premier des vertus et révélations et, dès lors, il fut évident qu’ils étaient manipulés par l’Église. Le dernier, un vieux dek du nom d’Ouarb, vint de lui-même se dénoncer : il souffrait d’horribles migraines depuis une trentaine d’années et il lui semblait entendre régulièrement des voix. Il avait cru sombrer dans la folie mais, à la faveur des derniers événements, il avait compris qu’il avait « dans le crâne une des ces foutues télésaloperies », que des « ordures » lui donnaient « des ordres là-bas », qu’il leur résisterait comme il avait résisté aux « fumiers de waks, aux chiures de rondat de RS, aux enfoirés de serpensecs et, surtout, aux poings du grand Ab – désolé, Ab ! »
Ouarb demanda à être enfermé avec les cinq autres – « Entre aros noirs on s’comprend » – et nous promit de nous fournir tous les renseignements qu’il jugerait importants : « J’vais faire mine de les accepter, leur putain d’ordres, et comme ça j’pourrai peut-être savoir ce que ces salopards de robes-noires – j’parle pas pour vous, moncle Artien – ont derrière la tête. » Cependant, jamais il n’eut l’occasion de nous fournir la moindre information. On le retrouva mort le lendemain, vaincu sans doute par la terrible tension engendrée par ce conflit permanent entre les émissions télémentales du Moncle et son libre arbitre.
L’Église semble nous laisser en paix depuis quelque temps. Les deux agents qui ont recouvré leurs facultés mentales affirment ne plus recevoir de télécommunications, comme si nous étions sortis de la zone d’influence des amplificateurs. Le silence d’Ester a quelque chose de rassurant et d’inquiétant. Nous avons désormais écarté la menace d’un sabordage du vaisseau (reste une inconnue cependant : les pilotes, humains ou robots, qui peuvent très bien avoir été programmés pour commander l’autodestruction de l’Estérion), mais nous sommes définitivement coupés de nos racines, livrés à nous-mêmes, nous errons dans ce vide où il n’y a ni après ni avant, où nous ne regardons ni derrière ni devant, où nous devons puiser la force d’exister par nous-mêmes, de nous suffire à nous-mêmes. Nous formons dorénavant un peuple à part entière, notre destin est entre nos mains, et cela nous donne une responsabilité vertigineuse. Cela exacerbe les tensions également, comme si chacun, flairant l’opportunité, se hâtait de prendre une place qui le rapprocherait du prestige et du pouvoir. Une réaction qui s’explique par le passé douloureux de la plupart des passagers.
Djema et Maran Haudebran combattent ces tendances avec une énergie inlassable. Certains les écoutent et essaient avec sincérité d’extirper cette mémoire mécanique qui se met en branle à la moindre occasion, mais d’autres se raccrochent farouchement au passé, mus par l’habitude d’habiller le vide, prisonniers de ce temps qui forge une chaîne sans fin d’actions et de réactions. (Ne serait-ce pas l’« actré » de l’Astafer ?) Je ne puis les en blâmer, éprouvant moi-même de grandes difficultés à me libérer de mes chaînes. Le jugement est mon écueil favori : tout m’est prétexte à juger, le beau, le laid, le grand, le misérable, l’utile, le superflu… Je suis toujours à l’affût de la faille chez l’autre, mon esprit inquisiteur sépare les individus en partisans et en adversaires, répartit les grâces et les anathèmes. Je suis conscient que mes vis-à-vis me renvoient à des aspects de moi-même que j’aime ou que j’abhorre, qu’en réalité c’est moi-même que je juge à travers eux, mais j’ai une tendance prononcée à la paresse mentale (un effet du vieillissement ?) et je me laisse volontiers reprendre par mes vieux réflexes.
Nous n’avions pas encore connu d’épidémie depuis le départ, c’est fait. On ne peut pas d’ailleurs parler d’épidémie, il s’agit plutôt d’une sorte de langueur morbide qui semble gagner les passagers l’un après l’autre et qui se révèle mortelle dans certains cas. Belladore, qui multiplie les séances d’imposition ces temps-ci, soutient que la cause en est le manque de lumière, de chaleur et d’air : « Nous sommes comme des plantes qui se dessèchent quand on les prive des rayons de l’A. Je le sens dans mes paumes. » On a donné à cette maladie le nom barbare d’« estérionite ». Je crois pour ma part qu’elle a un lien avec la nostalgie, j’en veux pour preuve qu’elle touche principalement les vieillards, ceux qui ont connu Ester et qui ne supportent plus la grisaille perpétuelle du vaisseau. Nous nous trouvons là confrontés à un problème purement psychosomatique, car l’eau de l’immortalité, versée quotidiennement dans la cuve du troisième passage, assure à tous une excellente santé (à l’exception de votre serviteur bien sûr, qui ne boit jamais et souffre d’à peu près tout ce dont peut souffrir un homme de son âge – c’est à dessein que j’ai utilisé le mot « homme », je ne me considère plus comme un clone. Quoi ? Aurais-je quelque chose contre les clones ? Tu juges encore, Artien ! Je ne m’en sortirai jamais). Quoi qu’il en soit, l’estérionite a tué plus de trois cents hommes et femmes jusqu’à ce jour, et elle en tuera probablement beaucoup d’autres avant l’arrivée sur la nouvelle planète, prévue maintenant dans une cinquantaine d’années.
Ellula traversa les deux premières chambres, entra dans la troisième, s’avança vers la couchette basse sur laquelle était allongée la vieille femme recouverte d’un drap maculé de taches. Une ambiance de veillée funèbre régnait sur la petite pièce dépouillée.
Elle ne reconnut pas Kephta : de l’épouse à la forte corpulence et aux petits yeux soupçonneux qu’elle avait connue sur Ester ne restait qu’une femme décharnée, un squelette habillé d’une peau jaunâtre, flasque et ridée. Les quelques cheveux gris qui pendaient de chaque côté de son visage laissaient le sommet de son crâne entièrement dégarni.