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Kephta fixa la visiteuse pendant quelques secondes, puis des larmes roulèrent silencieusement sur ses joues.

« Merci… merci d’être venue », balbutia-t-elle d’une voix rauque sans rapport avec le timbre criard de ses jeunes années.

Ellula s’assit sur le bord de la couchette, posa la main sur les doigts de Kephta entrecroisés par-dessus le drap, eut l’impression que la mort la frôlait.

« Je suis… je suis bien seule, ajouta Kephta. Ils sont tous morts autour de moi : Eshan, Isban, Rijna, Opra, Galan, mon deuxième fils… Les serpensecs, la maladie… Je n’ai pas d’autre famille que toi.

— Je n’en ai pas fait partie bien longtemps, dit Ellula.

— Tu as été mariée par l’eulan Paxy et, cela, jamais tu ne pourras l’effacer. »

Les braises fugitives qui luirent dans les yeux de la mourante transportèrent Ellula soixante-dix ans en arrière, dans l’étable du domaine d’Isban Peskeur. Kephta n’avait pas trouvé la paix.

« Ce n’est pas à Isban qu’on aurait dû te marier mais à Eshan.

— Il n’y a rien à regretter. C’était la décision de l’ordre cosmique.

— Au diable l’ordre cosmique ! » gronda Kephta, embrasée par une colère qui lui donna un regain de vie. Elle se redressa, resta un moment assise, raide, tendue, puis elle s’affaissa brutalement sur la couchette comme une marionnette aux fils coupés.

« Il m’a donné tout ce dont pouvait rêver une épouse, un mari respecté, un beau domaine, deux fils, et il m’a tout repris, tout, il ne m’a laissé que des regrets.

— C’est le passé, Kephta, avança Ellula. Le présent offre d’autres…

— Parle pour toi, Ellula Lankvit ! l’interrompit Kephta, hargneuse. Tu es restée aussi belle que lorsque tu t’es présentée au domaine, tu as encore ton mari, ta fille, ton petit-fils.

— N’exagère pas, je ne suis plus une jeune fille, je vais sur mes quatre-vingt-dix ans.

— On dit que le bonheur conserve, et, quand je te regarde, je m’aperçois que c’est vrai.

— L’eau d’immortalité des moncles n’y est sans doute pas étrangère.

— J’en bois aussi, et vois ce que je suis devenue.

— Que peut un remède pour un malade qui refuse de guérir ? »

Kephta garda un moment le silence, le regard perdu dans le vague. Sa déchéance était d’autant plus pathétique que le voisinage de la mort, au lieu de l’adoucir, exacerbait sa rage, sa frustration. Les autres vieillards touchés par l’estérionite s’en allaient sans un mot, sans une plainte. Ellula avait elle-même ressenti cette nostalgie poignante, cette invitation insidieuse à l’oubli, mais elle avait puisé dans l’amour d’Abzalon la force de résister.

« Si tu savais comme je t’ai haïe ! reprit Kephta. J’ai pensé, et je pense toujours, que les démons de l’Amvâya t’avaient envoyée pour me voler les deux hommes de ma vie.

— Je ne t’ai pris ni l’un ni l’autre.

— Tu as fait pire : Eshan s’est tué à cause de toi.

— Est-ce pour me reprocher sa mort que tu m’as fait demander ? »

Une ombre terne glissa sur le visage creusé de Kephta. L’enfance émergeait du foisonnement de ses rides et de ses taches brunes.

« J’ai entendu dire que… qu’Eshan avait eu un fils. » Elle avait eu du mal à extirper ces quelques mots de sa gorge car ils l’obligeaient à reconnaître la faute d’Eshan, à salir sa mémoire. « Est-ce que tu le connais ? »

Elle avait superbement ignoré la rumeur jusqu’à ce jour, enfermée dans sa cabine, retranchée dans ses souvenirs, murée dans son orgueil.

« Non seulement je le connais, répondit Ellula, mais il m’est très proche puisque c’est mon gendre.

— Maran Haudebran serait… le fils d’Eshan ?

— Ne fais pas semblant d’être étonnée. Je sais que tu as déjà mené ta petite enquête…

— Qui me prouve que c’est vrai ? Comment le sait-il ? »

Ellula se releva et se dirigea à grands pas vers la porte.

« Où vas-tu ? » cria Kephta.

Ellula sortit sans dire un mot et revint quelques secondes plus tard, tenant par la main un jeune homme d’une vingtaine d’années.

« Juge par toi-même. »

Les yeux de Kephta s’agrandirent de stupeur. Elle eut l’impression d’avoir remonté le temps, crut qu’elle avait définitivement perdu la raison. Il avait rasé sa barbe, il ne portait plus de chapeau, il avait remplacé les vêtements traditionnels kroptes par des vêtements informes, mais c’était bel et bien Eshan qui se tenait devant elle : mêmes traits, mêmes cheveux noirs et bouclés, mêmes yeux bleus, même peau blanche, mêmes lèvres incarnates.

« Eshan, balbutia Kephta.

— Je suis son petit-fils, dit le jeune homme. Et votre arrière-petit-fils. Je m’appelle Laed. »

La vieille femme se redressa à nouveau sur la couchette, tendit les bras. Son sourire révélait ses dents déchaussées, rehaussait ses pommettes, effaçait ses joues, accentuait son air tragique.

« Viens, Eshan, viens embrasser ta mère. »

Laed interrogea Ellula du regard. D’un signe de la main, elle l’encouragea à accéder à la requête de Kephta. Il s’approcha de la couchette, se pencha sur la mourante, lui offrit son visage, subit sans broncher son étreinte hystérique.

« Eshan, tu n’es pas mort, tu es revenu, tu ne me quitteras plus, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?

— Je resterai toujours près de vous, murmura Laed qui ne bougea pas malgré l’inconfort de sa position, malgré les courants glacés qui s’échappaient des lèvres parcheminées de Kephta.

— Ellula est aussi venue, tu la vois derrière toi ? Tu l’épouseras, Eshan, tu lui feras de beaux enfants, nous recommencerons notre vie, tu auras le plus grand domaine, des milliers de yonaks, des dizaines de louagers, une maison et des granges qu’ils t’envieront tous. Tu te souviens, Eshan, des fleurs de pavol dans les champs de fizlo ? Comme elles sont rouges !

— Bien sûr, mentit Laed, étourdi par ce flot de paroles.

— Tu te souviens de la lumière de l’A sur les prairies, des fêtes des ventres-creux, de l’odeur du miel chaud, tu te souviens de notre bonheur, Eshan ? »

Il ne fut pas cette fois obligé de mentir : elle le relâcha soudain et retomba sur la couchette en exhalant un interminable soupir. Il observa pendant quelques instants ses yeux vitreux, sa bouche grande ouverte, ses cheveux épars sur l’oreiller, puis il se retourna vers Ellula.

« Est-ce qu’elle est…

— Elle avait besoin de toi pour franchir le passage.

— Je n’ai pas compris grand-chose à ce qu’elle m’a raconté.

— Elle te parlait d’Ester, Laed, de son monde.

— Tu en viens aussi, grand-mère, mais tu ne sembles pas le regretter autant qu’elle.

— Ça m’arrive de temps en temps. Mais ce ne sont pas les souvenirs qui me pousseront à quitter ceux que j’aime. »

Elle lui ébouriffa les cheveux, le prit par la main et l’entraîna dans l’autre pièce.

« Va vite prévenir les permanents de la morgue. »

Après qu’il eut filé dans la coursive, Ellula retourna près du corps de Kephta, ignorant l’odeur de mort qui avait déjà investi la chambre. Elle ferma les yeux de la défunte, lui glissa l’oreiller sous la nuque, arrangea le drap, puis elle s’assit au pied de la couchette et fixa un long moment le visage enfin détendu de la troisième épouse d’Isban Peskeur. Elle se souvint des quinze jours éprouvants qu’elle avait passés au domaine, de la chaleur étouffante de l’étable, des rires des femmes affectées à la traite, des nuées de zihotes… Elle vit soudain les vertes prairies et les bâtiments disparaître sous les eaux, des cadavres humains et animaux dériver sur les faibles courants, des charognards ailés planer au-dessus d’une cité dévastée, une poignée de survivants se réfugier sur la crête d’un massif montagneux. Elle fut transportée sur le littoral de son enfance. Du bouillant ne subsistait plus qu’un fond de terre craquelé, criblé de bouches rondes, hérissé de rochers torturés et noirs. Elle traversa l’océan, aperçut des lacs entre les reliefs majestueux et tourmentés dont les sommets avaient autrefois formé des îles, de grands bateaux couchés sur les algues desséchées, des cadavres pourrissants de mammifères marins, des milliers et des milliers d’oiseaux cherchant leur pitance au-dessus de marécages recouverts d’une herbe visqueuse et brune. Elle atteignit l’autre rive, erra dans les ruines d’une autre cité, immeubles effondrés, rues submergées, centaines de corps gonflés flottant à la surface de l’eau, ponts coupés en deux, moignons de piliers dressés vers le ciel, aérotrains renversés, corrodés. Elle survola le continent Nord, rencontra partout le même spectacle de désolation. L’eau escamotait des régions entières, reformait au milieu des terres un océan qui recouvrait la métropole de Vrana. Les bâtiments les plus élevés de l’ancienne capitale du Nord affleuraient la surface paisible et miroitante des flots. Elle visita les monts noirs, l’ancienne réserve des Qvals, découvrit un gigantesque bâtiment entouré d’un haut mur d’enceinte et pratiquement intact, sut qu’elle pénétrait dans le pénitencier de Dœq, visita les couloirs et les cours déserts, se glissa à l’intérieur des cellules vides. Les pierres descellées et tapissées d’une lèpre jaunâtre restaient imprégnées de l’odeur, de la peur, du sang, de la sueur d’Abzalon.