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Quelqu’un lui agrippa l’épaule. Elle rouvrit les yeux, se retourna : Abzalon la regardait, souriant, inchangé, rugueux, cabossé, aussi solide qu’un roc au milieu d’une tempête.

« Laed m’a dit que t’étais là, dit-il à voix basse comme s’il craignait de réveiller Kephta. J’te cherchais partout, j’commençais à m’inquiéter. C’est que j’arrive plus à me passer de toi.

— J’étais avec toi, là-bas, à Dœq.

— Une vision ?

— Ester… Ester n’est plus. Oh, Abzalon… »

Elle éclata en sanglots. Il la releva et la serra contre lui.

« C’est comme ça que ça devait finir », soupira-t-il.

La foule se répartissait par petits groupes sur les bases des piliers, sur les excroissances alvéolaires. Djema avait si souvent contemplé cette salle qu’elle ne prêtait plus attention aux fleurs de tissu figées par la poussière, aux lumières crues des projecteurs, aux cloisons, au plancher et au plafond gangrenés par la rouille.

Un millier de personnes venaient régulièrement l’écouter, mais ses auditeurs ne semblaient pas pressés d’abandonner leurs vieux oripeaux. C’était même l’inverse qui se produisait : le peuple de L’Estérion était à nouveau divisé par des tiraillements, par des désaccords, par des courants qui risquaient à tout moment de dégénérer en affrontements. Les uns se regroupaient auprès des eulans qui affirmaient continuer l’œuvre de l’eulan Paxy, mort une vingtaine d’années plus tôt, d’autres exhumaient des bribes de la Fraternité omnique et célébraient le souvenir de Lœllo, le Xartien qui avait donné sa vie pour les débarrasser des serpensecs, d’autres encore se rassemblaient autour d’un nouveau culte spatial dont la figure emblématique était le Taiseur, des jeunes filles rejoignaient les rangs des mathelles afin de jouer aux reines de la ruche, les nouvelles générations se montraient turbulentes, irrespectueuses, agressives, les plus anciens tombaient l’un après l’autre dans cette étrange langueur qui finissait par les emporter, bref, les choses empiraient peu à peu, et le découragement gagnait Djema qui avait le sentiment de s’être démenée en vain tout au long de ces quarante dernières années. Elle s’était pourtant rendue aussi souvent que possible dans la cuve du premier passage, elle avait appliqué à la lettre les recommandations du Qval, mais plus elle leur parlait du présent, plus elle tentait de démonter leurs mécanismes pervers, et plus les passagers de L’Estérion, y compris les jeunes générations qui n’avaient pas connu d’autre horizon que le vaisseau, se référaient au passé. Son propre fils, Laed, semblait lui-même très attiré par certains rites qui se déroulaient dans l’ombre des cabines. On allait jusqu’à faire couler le sang lors de cérémonies occultes et vaguement astafériennes, oh ! pas jusqu’au point de mettre en danger la vie des participants, mais ces pratiques révélaient une fascination morbide pour la barbarie. Djema déplorait que Laed n’eût pas la solidité mentale de son grand-père. Elle l’avait eu à l’âge de quarante-trois ans, une grossesse tardive qui ne suffisait pas à expliquer sa faiblesse de caractère.

Les hommes et les femmes assemblés dans la grande salle alvéolaire affichaient ostensiblement leurs croyances par le biais de leurs tenues vestimentaires. Djema distinguait des chapeaux et des coiffes aux formes biscornues, des robes fendues jusqu’à l’aisselle qui ne dissimulaient pratiquement rien de l’anatomie de leurs occupantes, des vestes et des pantalons excentriques et vaguement inspirés des costumes traditionnels kroptes, de longues tuniques unisexes brodées de motifs criards… Une véritable industrie de la confection s’était développée ces dernières années : on décousait, on recousait, on transformait, on teintait avec des substances fabriquées à partir de colorants et de produits chimiques prélevés sur la nourriture, on s’affirmait coûte que coûte par les apparences. Et, si on venait régulièrement écouter Djema et Maran Haudebran dans la grande salle aux alvéoles, c’était davantage pour exhiber sa dernière création vestimentaire que pour s’imprégner de leurs paroles.

Djema laissa le silence s’installer avant de commencer. Elle était seule aujourd’hui, Maran ayant prétexté une grande fatigue pour se soustraire à ce qui était devenu pour lui une véritable corvée. Enthousiaste au début, il rechignait désormais à délivrer les enseignements du Qval : « Ils n’en ont strictement rien à foutre, du Qval et de l’ordre secret ! grondait-il. Ils ne songent qu’à se vautrer dans leurs vieux instincts ! » Il n’avait pas tout à fait tort : aucun d’eux n’avait exprimé le souhait de rencontrer la créature légendaire d’Ester, aucun n’aspirait à subir la terrible épreuve de la cuve bouillante, ils préféraient se tourner vers les anciennes idoles qu’ils affublaient de nouveaux noms, de nouvelles formes.

Djema parla sans conviction de la nécessité de s’éveiller au présent, un discours tellement rabâché qu’il en devenait machinal, dénué de sens. Et, d’ailleurs, plusieurs de ses auditeurs ne se privèrent pas d’exploiter sa lassitude.

« Nous le vivons, le présent ! s’insurgea un homme qui, à en par juger ses vêtements, appartenait au groupe des néo-Kroptes. Chacun est libre de ses croyances.

— Seul est libre celui qui peut sortir de ses croyances, répliqua Djema.

— C’est ta croyance, pas la mienne !

— Je vous engage seulement à explorer votre mémoire profonde, à découvrir les raisons secrètes de votre comportement.

— Est-ce que tu les connais, toi, les raisons secrètes de ton comportement ? demanda une femme vêtue d’une robe courte surchargée de broderies. De quel droit est-ce que tu nous demandes de changer ? »

Bonne question. Il y avait une grand part de désir, d’orgueil, dans l’obstination de Djema. Insidieusement et malgré les mises en garde répétées du Qval, Maran et elle s’étaient fait un devoir de mener le peuple de L’Estérion à bon port. Ils avaient poursuivi un but, échafaudé un projet, ils s’étaient projetés dans le futur, ils avaient oublié le présent, l’ordre secret, ils avaient été rattrapés par le temps. Un mécanisme implacable. Et les autres, ceux qu’ils avaient voulu changer, venaient chaque jour leur tendre un miroir, leur rappeler la profondeur du gouffre qui se creusait entre l’apparence et la réalité, entre le discours et l’être.