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— J’appelle ça du délire obsessionnel.

— Et Lœllo, il délirait lorsqu’il se servait de son antenne pour détecter les serpensecs ? Et Ellula, elle délire quand elle reçoit ses visions ?

— Peut-être, mais nous avons mieux à faire que d’aller nous perdre dans les coins reculés du vaisseau.

— Quoi donc ? Un rituel du sang ? Un cérémonie omnique à la gloire de ton grand-père ? Un bain dans la cuve ? De nouveaux vêtements ?

— L’amour, par exemple… »

Elle choisissait ce moment pour s’offrir à lui : typique d’une emmerdeuse.

« J’en ai marre de tout ça ! explosa-t-il.

— Ne hurle pas, s’il te plaît ! Tu en as marre de moi ?

— De ce qui se passe dans ce vaisseau.

— Tu dis ça parce que tes parents se sont enfermés dans la cuve du premier passage ?

— Reste si tu veux. Moi, je dois continuer. »

Il pivota rageusement sur lui-même et se glissa entre les tuyaux verticaux. Il parcourut trente mètres dans le cœur de la forêt métallique, franchit une seconde cuve, traversa un espace nu, se retrouva devant une cloison parsemée à intervalles réguliers d’énormes rivets, la longea sur sa droite, revint sur ses pas, explora l’autre coté, distingua le linéament d’une porte ronde, chercha des yeux une niche, un clavier, n’en trouva pas, arma le foudroyeur, tira une première rafale d’ondes sur le panneau circulaire et légèrement convexe. Il attendit que la fumée se fut dispersée, tenta d’ébranler le métal. Ses coups de pied ne réussirent qu’à décrocher une grappe d’éclats rougeoyants.

« Laed ? »

La voix de Chara. Son rythme cardiaque s’accéléra.

« Laed, où es-tu ?

— Avance tout droit après le deuxième bassin, prends à gauche quand tu tombes sur la cloison. Je suis devant une porte. J’essaie de l’ouvrir avec le foudroyeur.

— Attends-moi. »

Lorsqu’elle le rejoignit, il avait déjà renouvelé le tir à quatre reprises. Il l’accueillit d’un geste amical, puis il élargit les bords de la petite cavité qui s’était formée au milieu de la porte et d’où jaillissait un rai de lumière vive. À ses pieds des fragments s’amoncelaient, étincelaient, perdaient peu à peu leur éclat.

« Je… je ne pensais pas ce que je t’ai dit tout à l’heure, hésita Chara.

— Pour l’amour ?

— Pour le délire, pour tes parents, idiot !

— Ça veut dire que…

— J’ai décidé d’être à toi. »

Il s’interrompit, se redressa, capta son regard au travers des hublots, devina son sourire au plissement de ses yeux, au froncement de son nez.

« Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir de l’autre côté ? demanda-t-elle.

— Le meilleur moyen de le savoir, c’est d’y aller.

— J’ai peur, Laed.

— Moi aussi. »

Il parvint à dégager un passage. La lumière s’y engouffra à flots, se déversa sur le plancher gondolé, troué par endroits, lécha les tuyaux enveloppés d’une substance visqueuse et noire.

« Le vaisseau souffre, marmonna-t-il. Pas sûr qu’il tienne encore cinquante ans.

— Est-ce que nous verrons un jour le nouveau monde, Laed ? »

Il ressentit la détresse de Chara, reposa le foudroyeur contre la cloison, se rapprocha, se pencha sur elle pour l’embrasser. Les hublots s’entrechoquèrent.

« Putain de grenouillères ! » s’exclama-t-il.

Ils éclatèrent de rire, puis, quand ils eurent retrouvé leur sérieux, il reprit le foudroyeur, l’invita à le suivre d’un signe de la main et se faufila dans l’ouverture.

Ils passèrent dans une pièce inondée d’une lumière aveuglante et dont le plafond, les cloisons et le plancher brillaient comme des miroirs. Laed se redressa, entrevit une silhouette devant lui, leva le foudroyeur, discerna progressivement un homme vêtu de chaussures montantes et d’une ample cape bleu nuit fermée par une broche triangulaire. Nerveux, gêné par l’épais tissu de ses gants, il dut s’y reprendre à trois reprises pour glisser l’index sous le pontet.

Encadré de cheveux mi-longs et dorés, le visage de l’homme était d’une blancheur et d’une finesse extraordinaires : nez droit, joues lisses, menton arrondi, lèvres minces, sourcils rectilignes, front haut. Impossible de déchiffrer une intention dans ses yeux entièrement gris. Bien qu’il fût seul et parfaitement immobile, il dégageait une impression menaçante.

« Qu’est-ce qu’on fait ? souffla Chara.

— S’il bouge, je tire ! gronda Laed.

— Cela ne servirait à rien. »

Laed et Chara se jetèrent un regard ébahi : l’être qui se dressait devant eux avait surpris leur conversation, il leur avait parlé. Il ne disposait pas de l’intercom pourtant. Pas possible non plus de deviner une quelconque intention dans la voix vibrante, ni agréable ni désagréable, qui avait résonné dans les oreillettes.

« Vous pouvez retirer vos combinaisons, poursuivit-il. Les androïdes sont bâtis sur le modèle humain. Nous avons besoin d’oxygène pour optimiser certaines de nos fonctions.

— Attends, Chara ! cria Laed. Il cherche peut-être à nous piéger.

— Il n’est pas nécessaire de vous piéger. Si nous décidions de vous éliminer, nous utiliserions des moyens plus radicaux.

— Qui êtes-vous ? demanda Chara.

— AH-191, andros de la troisième génération, responsable du programme de pilotage de L’Estérion.

— Ce n’est pas un nom, ça !

— Un matricule. Je suis un androïde de la compagnie Andro-Vox.

— Un andro… quoi ?

— Androïde. La plupart de mes fonctions sont artificielles mais je possède quelques organes humains dont un cerveau amélioré par les nanotecs. Mon enveloppe extérieure, ma peau si vous préférez, est imperméable aux ondes foudroyantes et à toute autre forme d’agression. »

Laed baissa machinalement le foudroyeur. Ses yeux commençaient à s’accoutumer à la luminosité aveuglante, il distinguait des vitres scintillantes insérées dans les cloisons.

« C’est donc là que vous pilotez le vaisseau », dit-il, légèrement désappointé.

Quand Ab lui avait parlé des pilotes – « Faut bien que cet engin soit dirigé par quelqu’un, non ? » – il s’était imaginé un monde mystérieux, extraordinaire, et cette pièce neutre et froide malgré sa débauche de lumière ne correspondait en rien aux visions fantasmagoriques qui avaient hanté ses rêves.

« Nous ne sommes ici que dans un local de transition, déclara l’androïde. Deux autres pièces et une coursive nous séparent du poste de commande proprement dit.

— Vous pouvez nous y amener ? demanda Laed.

— À la condition que vous acceptiez de passer dans le vérificateur sanitaire.

— Le quoi ?

— Vous avez introduit des germes en franchissant cette cloison. Or nous nous trouvons en milieu parfaitement stérile. Nous devons refermer de toute urgence la brèche que vous avez pratiquée dans la cloison et nous avons l’obligation d’incinérer vos combinaisons, vos vêtements, votre foudroyeur.

— Il y avait pourtant une porte, et…

— Nous avons dû en percer une afin de nous rendre dans les salles alvéolaires et de reconstituer les réserves alimentaires des deks. Erreur de conception du vaisseau.

— Si nous vous remettons nos combinaisons et nos vêtements, intervint Chara, comment pourrons-nous regagner les quartiers ?

— Vous n’avez aucune garantie de sortir vivants du poste de commande. Nous devons encore procéder à des évaluations physiques et mentales. Soit vous acceptez nos conditions, soit vous retournez immédiatement dans vos cabines. »