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Oh, la voici… froid dans le cœur… elle est si bel…

[Suivent une dizaine de mots illisibles.]

Fin du journal du moncle Artien.

Abzalon traversa les sas et la cuve du troisième passage et se rendit à l’ancien quartier des moncles, désormais habité par deux familles et le moncle Artien. Ce dernier ne lui avait pas rendu visite depuis une semaine et il s’en inquiétait. Les conversations avec le robe-noire lui manquaient : elles avaient le mérite d’apporter un peu d’animation, un peu de fantaisie dans une existence bercée par une monotonie insidieuse qui risquait à tout instant de dégénérer en estérionite. Ellula restait des jours sans ouvrir la bouche, allongée sur sa couchette, les yeux déjà tournés vers l’au-delà, et il fallait qu’Abzalon lui parle, la caresse, la brutalise parfois pour la sortir de cette apathie qui gagnait peu à peu tous les survivants de L’Estérion. Elle revenait alors d’entre les morts, le regardait en souriant, l’embrassait, acceptait de s’alimenter, se promenait en sa compagnie dans les coursives où régnait un silence épais, troublé de temps à autre par des cris, des soupirs, des sanglots.

Il poussa la porte de la cabine de l’ecclésiastique, aperçut une forme noire et figée au centre de la pièce. La tête du moncle Artien reposait sur les pages de son cahier entrouvert. Il tenait toujours sa plume à la main, l’encre séchée lui ridait le front, le nez, ses yeux vitreux fixaient les lignes qui parcouraient les pages. Abzalon examina son visage, ne décela aucune expression de peur ou de douleur sur ses traits, en conclut qu’il s’était éteint paisiblement. Il ne ressentit pas de chagrin sur le moment, il accomplit les dernières volontés du moncle Artien avec des gestes précis, mécaniques. Il étendit le cadavre sur la couchette, lui retira son vêtement, le nettoya de ses souillures, constata que ses organes sexuels étaient atrophiés. Il n’en fut pas étonné dans le fond car, comme tous les robes-noires, il avait été éduqué dans le rejet de la conception naturelle et son corps s’était accordé à ce renoncement. Abzalon referma son journal sans y jeter un coup d’œil – même s’il avait su lire, il n’aurait pas cherché à prendre connaissance de son contenu –, le glissa avec la plume sous les mains du cadavre, entrecroisées sur son cœur, puis il retourna à sa cabine, annonça la nouvelle à Ellula, se rendit au local technique, perdit de longues minutes à choisir une combinaison, traversa de nouveau les sas et la cuve du troisième passage, s’arrêta un petit moment pour observer les enfants qui se baignaient en riant dans l’eau fumante, répondit à leurs sollicitations d’un geste de la main, reprit d’un pas plus lourd que de coutume la direction de l’ancien quartier des moncles.

Il ne lui fut pas facile d’enfiler les bras et les jambes rigides d’Artien dans la combinaison. Il s’assura que le cahier et la plume étaient restés en place, verrouilla les attaches extérieures, chargea le cadavre sur ses épaules, monta dans les quartiers kroptes, se rendit près d’un grand vide-ordures situé à l’extrémité d’une coursive sombre. L’archange avait expliqué à Laed que les systèmes d’évacuation du vaisseau expulsaient les déchets non recyclables dans le vide. Abzalon allongea le corps sur le plancher et se recueillit pendant quelques instants. Le moncle Artien étant mort, plus personne n’était capable de célébrer un rituel funéraire digne de ce nom dans le vaisseau, surtout pas le dernier eulan néo-kropte, un vieillard guetté par la folie, errant à toute heure du jour dans les coursives et sur les places, prononçant des paroles incohérentes, entrecoupant ses soliloques de rires hystériques.

« Une nouvelle victime de l’estérionite, Ab ? demanda un passant vêtu d’un simple drap resserré autour de la taille par une bande de tissu.

— Un ange qui nous a abandonnés, répondit Abzalon.

— Un quoi ?

— Un ange, un être qui a veillé sur nous pendant cent ans. »

L’autre haussa les épaules et poursuivit son chemin, persuadé que le grand Ab avait à son tour perdu la raison.

Abzalon poussa le panneau basculant du vide-ordures et engagea le corps dans le conduit. Lorsqu’il l’eut lâché, que le panneau se fut refermé dans un grincement horripilant, il marmonna quelques formules de la prière des morts astaférienne, puis il rejoignit Ellula dans la cabine de la coursive basse. Elle ne dormait pas, elle l’attendait, assise sur la couchette, vêtue d’une robe claire, auréolée de ses cheveux argentés, aussi belle et pure qu’au premier jour. Il s’agenouilla entre ses jambes, elle prit sa grosse tête entre ses deux mains et la posa sur sa poitrine. Ils restèrent ainsi enlacés jusqu’à ce que d’insupportables douleurs aux genoux le contraignent à changer de position.

* * *

Debout devant la baie du poste de pilotage, Laed observait l’espace. Bien qu’il le contemplât tous les jours depuis maintenant trente ans, il ne se lassait jamais du spectacle offert par la galaxie Endrome, « cette infime partie de l’univers dans laquelle évolue L’Estérion », selon les mots de l’androïde. Les étoiles les plus proches scintillaient sur un fond de poussière lumineuse qui était, toujours d’après l’archange, la vue en coupe de l’un des bras spiraux de la galaxie. L’analyseur central estimait que depuis son départ L’Estérion avait franchi onze années-lumière, qu’il lui en restait donc une à parcourir, soit encore dix ans de voyage. C’était à la fois peu et beaucoup. On distinguait désormais parfaitement Jael, l’étoile jaune du système qui abritait le nouveau monde et dont la magnitude augmentait jour après jour. Le vaisseau avait laissé sur sa gauche U-P-l et U-P-2, les jumelles d’un système voisin. Pendant des mois et des mois elles avaient teinté d’un bleu éclatant la baie vitrée et l’intérieur du poste de pilotage, puis le vaisseau avait changé de cap et leur luminosité avait été supplantée par l’éclat jaune et moins dur de Jael.

L’attention de Laed se reporta sur son visage réfléchi par la vitre. À l’aube de ses cinquante ans, ses cheveux blancs et bouclés étaient la seule marque visible de son vieillissement. Grâce à l’eau d’immortalité des moncles, aucune ride ne flétrissait sa peau, son corps avait conservé la sveltesse et la souplesse de ses jeunes années. Ses enfants, Abza et Lulla, venaient d’entrer dans l’âge adulte. Son apprentissage de pilote lui avait pris tant de temps qu’ils avaient grandi à son insu, qu’il avait l’impression, lorsqu’il les rencontrait, de faire face à deux étrangers. Il s’en défendait auprès de Chara en évoquant la responsabilité écrasante qui reposait sur ses épaules, mais il sautait sur tous les prétextes pour traîner dans le poste de pilotage, parfois plus d’une semaine d’affilée sans regagner ses appartements. Il ne se sentait bien qu’en compagnie des étoiles et de l’archange, cet étrange mentor dont l’apparence et la connaissance le fascinaient.

Laed s’arracha à sa contemplation et vint machinalement consulter les écrans de contrôle. Ils signalaient toujours les mêmes dysfonctionnements, l’usure de certains matériaux, l’engorgement de la plupart des systèmes d’évacuation, une surchauffe anormale du moteur principal, la baisse alarmante du niveau d’oxygène, les brusques accélérations entraînées par les défaillances du voleur de temps… Plus le vaisseau se rapprochait du but et moins il paraissait avoir les moyens de l’atteindre. Laed espérait qu’il ne serait pas obligé de franchir une ceinture d’astéroïdes avant de se poser sur le nouveau monde : le bouclier magnétic montrait une telle lenteur pour localiser et détruire les corps célestes que L’Estérion aurait toutes les chances d’être percuté et perforé de part en part comme un vulgaire bout de papier.