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« Jeune homme, une discussion avec un eulan vous ferait le plus grand bien ! » lâcha l’homme à la barbe noire.

Il le menaçait implicitement de le dénoncer au consistoire pour propos blasphématoires. Eshan ouvrit la bouche afin de protester mais un regard appuyé d’Ellula l’en dissuada. Il eut un sourire espiègle avant de lui murmurer à l’oreille :

« J’ai l’impression d’être plus grand et plus fort qu’Eulan Kropt en personne quand vous me regardez avec ces yeux-là. »

Ellula sut qu’elle était arrivée à destination lorsqu’une passagère désigna un ensemble de constructions et prononça d’un ton respectueux le nom d’Isban Peskeur. Le domaine ne se composait pas d’une maison d’habitation et d’une grande dépendance, comme la plupart des fermes du littoral, mais d’une vingtaine de bâtiments rassemblés par groupes de trois ou quatre autour d’une cour intérieure qui était probablement plus grande à elle seule que l’ensemble des terres de Prendan Lankvit. Le blanc éclatant des murs et le rouge vif des toits composaient, avec le vert tendre des collines environnantes où paissaient d’immenses troupeaux de yonaks, un tableau apaisant, harmonieux. De l’ensemble, éclairé par les rayons mourants de l’A, se dégageait une impression de tranquillité, d’abondance, de sécurité qui contrastait avec l’aspect sauvage et tourmenté du littoral, avec les paysages dépouillés du massif de l’Éraklon.

Le char à vent s’était arrêté à maintes reprises pour débarquer et embarquer des passagers et leurs bêtes. L’équipage avait resserré les boulons des essieux et changé une voile déchirée avant de s’engager dans le chemin de vent qui traversait l’Éraklon. Ellula avait aperçu des aros sauvages sur les rochers acérés dressés de chaque côté du passage. Des rapaces aux ailes brun et blanc avaient survolé l’appareil en poussant des cris rauques, lugubres. Eshan lui avait expliqué que les travaux de percement avaient duré près de sept ans, qu’il avait fallu plus de cinq mille jolis-gorges pour ouvrir ce chemin, que deux cents d’entre eux avaient trouvé la mort sur le chantier, qu’on avait utilisé des milliers de yonaks, de charrettes, de pioches, de masses et de burins pour briser et transporter la roche. Il en avait parlé avec un enthousiasme communicatif, visiblement fier de l’œuvre de ses ancêtres, brûlant d’un feu intérieur qui lui enflammait les yeux et lui rosissait les joues. Ellula regrettait de devoir quitter ce compagnon de voyage dont la vie se consumait à la vitesse des grosses bougies de cire brandies par les enfants aux fêtes de Mathella, la sixième femme d’Eulan Kropt, la vestale légendaire qui avait rompu ses vœux de chasteté pour offrir au fondateur le fils qu’aucune de ses cinq autres femmes n’avait été capable de lui donner. Eshan n’avait pas seulement le pouvoir d’écourter le temps, ses mots éveillaient chez Ellula des émotions qui adoucissaient la sévérité de son jugement sur les hommes. Par chance, il n’était pas descendu avec les autres passagers lors des haltes observées par le char à vent. Elle n’avait pas osé lui demander sa destination de peur de rompre le charme. Elle songea, avec une pointe de regret, qu’avec lui le mariage ne se réduirait pas à un commandement, à l’obligation faite aux femmes de se plier aux décisions des deux hommes de leur vie, leur père et leur mari.

L’influence d’Isban Peskeur se mesurait également à la présence d’une aire de stationnement permanente à l’entrée de son domaine (et c’était lui, probablement, qui avait exigé que le char à vent se déroute pour aller chercher sa future épouse dans une petite ferme perdue sur les bords de l’océan bouillant). Aloboam se couchait dans une débauche de teintes pourpres et mauves qui ensanglantaient les murs et brunissaient les collines. Une trentaine de personnes s’étaient rassemblées devant le grand portail de l’entrée, prolongé de chaque côté par un mur de pierre qui courait à perte de vue au milieu des prés. Les membres de l’équipage ayant réduit la voilure, l’appareil avançait au ralenti sur le faux plat qui précédait l’aire de stationnement. Ellula huma des odeurs d’herbe fraîche et de fumier qui lui déplurent souverainement. Le cœur lourd, elle se tourna vers Eshan pour lui faire ses adieux. Il souleva son chapeau et la contempla avec un sourire navré.

« Eh bien, c’est ici que nos routes se séparent, fit-il d’une voix empreinte de regrets.

— Grâce à vous, ce voyage a été un véritable enchantement. »

Ils évitèrent de se regarder pendant quelques instants, aussi gênés l’un que l’autre. Il leur était difficile de refermer la parenthèse de liberté et d’insouciance qu’ils avaient ouverte six ou sept heures plus tôt.

« À quel endroit habitez-vous ? » demanda Ellula.

Elle voulait à la fois rompre un silence suffocant et nouer avec lui un lien qui l’aiderait à supporter une fin d’existence qu’elle pressentait difficile.

Il la dévisagea d’un air stupéfait.

« Dois-je comprendre que… vous descendez ici ?

— Mon père m’a promise à Isban Peskeur », répondit-elle, alarmée par son changement d’expression.

Il marqua un temps de pause pendant lequel il parut se fondre dans l’obscurité naissante du crépuscule. Les deux yonaks de Prendan Lankvit poussaient des meuglements à fendre l’âme. Le pilote actionna les socs de freinage, des pièces de bois amovibles situées sous la coque, qui entrèrent en contact avec le sol dans un épouvantable grincement et ralentirent la course du char jusqu’à ce qu’il s’immobilise sur l’aire de stationnement. Ellula aperçut, au milieu des trente personnes qui attendaient à l’entrée du domaine, un homme grand, large d’épaules, vêtu de la tenue traditionnelle des promis : chapeau de paille entouré d’un ruban bleu, chemise blanche aux manches bouffantes, gilet brodé, pantalon noir. Allure de patriarche accentuée par la sévérité des traits et par la longue barbe poivre et sel qui tombait sur le haut de son ventre distendu.

Isban Peskeur se détacha du groupe et s’avança d’un pas raide vers le char. Son premier regard ne fut pas pour sa future épouse, pétrifiée sur le banc, mais pour Eshan.

« Je descends également ici, souffla le joli-gorge en se relevant. Isban Peskeur est… mon père ! »

CHAPITRE III

QVAL

Je suis tombé par hasard sur le journal du moncle Gardy. Le mot hasard est ici abusif : j’ai fouillé sa cabine après sa mort, cherchant son eau d’immortalité et d’éventuelles instructions écrites du conseil des dioncles dont je n’aurais pas eu connaissance. Un mot d’abord sur le style de mon coreligionnaire, cette musique qui reflète le moi profond d’un scripteur : mes professeurs m’auraient jugé avec la plus extrême sévérité si je m’étais laissé aller à cette manie de la répétition, à cette scansion incantatoire qui trahit une rigidité mentale quasi pathologique. Le moncle Gardy n’avait d’ailleurs aucune illusion sur ses qualités scripturaires, accordons-lui cette lucidité. Avant de mourir, il m’a confié qu’il n’éprouvait que peu d’attrait pour « la danse de la plume sur le papier », selon l’expression légendaire du grand dioncle Jahern, l’homme qui, au IIIe siècle de notre ère, eut l’idée lumineuse de réintroduire l’écriture dans le sein d’une Église rongée par la décadence et la paresse mentale. Plus intéressant me paraît le contenu du journal du moncle Gardy, principalement ses jugements sur les maudits d’Ester et sur ma modeste personne. Qu’il ait fini par m’assimiler à ceux qu’il ne cesse d’abominer me rend à moi-même sympathique, me prouve en tout cas qu’il n’existe pas de causes perdues, que l’être humain et ses créatures dérivées – cette expression, volontairement provocatrice, me servira d’introduction à l’histoire d’Ester dont je proposerai bientôt une interprétation – ne sont pas prisonniers de leur passé, cette terre arrosée d’une telle amertume qu’elle a perdu depuis longtemps sa fertilité, mais qu’ils peuvent semer dans le présent les germes d’une évolution radicale et permanente. Le moncle Gardy a raison sur un point : je ne serai pas la pierre angulaire de la nouvelle Église, je ne serai pas l’enclume du Moncle sur laquelle viendront se fracasser des millions de têtes. D’une part, rien ne prouve que les maudits d’Ester parviendront au bout de leur périple. Les incidents techniques se sont multipliés ces derniers temps et ont remis en cause le fragile équilibre qui prévalait depuis quelques mois (je parle ici en temps estérien : l’année, qui correspond à une révolution d’Ester autour de l’A, est divisée en quinze mois de trente-sept jours ; chaque mois équivaut à une révolution de Vox autour d’Ester). D’autre part, mes forces déclinent rapidement et, même si nous approchons du but, je ne chercherai en aucune manière à me prolonger en vie. Un réflexe conditionné me pousse chaque matin à ouvrir mon placard pour y chercher une fiole d’eau de l’immortalité, puis je me souviens que je me suis dessaisi de mon élixir de jouvence, et il me faut faire un terrible effort sur moi-même pour accepter ma déchéance, une décrépitude cérébrale et physique d’autant plus rapide et douloureuse qu’elle a été jusqu’alors artificiellement retardée. Mes cent cinquante-deux ans paraissent bien dérisoires en comparaison de l’espérance de vie moyenne des moncles, entre trois et quatre cents ans. Certains atteignent même les cinq siècles, un demi-millénaire, une longévité qui donne le vertige. Un lecteur qui prendrait connaissance de ces notes en conclurait certainement que la mort, maintenant qu’elle avance à grands pas, me terrorise. Il n’aurait pas tout à fait tort : ayant perdu la foi dans l’Un, non pas en tant que principe créateur – l’équivalent de l’ordre cosmique des Kroptes – mais en tant que juge et partie, je me suis également dépouillé de toutes mes certitudes quant au devenir de l’âme après la disparition de l’enveloppe corporelle. Mon cher ego sera-t-il dissolu dans le vide insondable qui m’entoure ? Aurai-je perdu mon principe unitaire, ce centre terriblement attracteur autour duquel tout gravite, tout s’organise ? Autrement dit, l’univers continuera-t-il d’exister sans mes sens pour l’appréhender ? Perplexe, le lecteur pensera alors que le scripteur est non seulement rongé par la peur mais également dévoré par l’orgueil. Eh quoi ! s’exclamera-t-il, voilà un homme qui prétend faire dépendre l’univers entier de sa minuscule personne ! Un atome aurait-il l’audace d’affirmer que le cosmos n’existe pas en dehors de sa microscopique présence ? Très bien, cher lecteur imaginaire, imaginons que je sois mort et toi vivant, une probabilité de l’ordre de 99,9999 % si tu tiens ce journal dans tes mains : l’univers physique sera une réalité pour toi et n’en sera plus une pour moi. Ni toi ni moi n’aurons raison ou tort, car la perception est le seul lien qui nous unit au monde phénoménologique, et pour peu qu’elle s’éteigne, comme une lanterne magnétic dont on aurait pressé l’interrupteur, l’univers cesse d’être. Il ne s’agit pas en l’occurrence d’une simple argutie sophistique mais d’une véritable prise de conscience, d’un sentiment fort et permanent qui me hante comme un démon de l’Amvâya kropte et que je résumerai par cette formule lapidaire : la réalité objective n’a pas de sens. Mais, lecteur obstiné, tu es certainement pétri de ces principes religieux qui t’amènent à réfuter un raisonnement que tu juges spécieux…