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« Inquiétant, n’est-ce pas ? »

Saisi, Laed se retourna. L’andros s’était approché silencieusement dans son dos. Le surnom d’« archange » lui allait à la perfection : toujours revêtu de son ample cape bleue, il posait sur son interlocuteur un regard qui semblait provenir d’un inaccessible au-delà. Sa voix égale, ses cheveux d’or, ses gestes calmes, sa démarche aérienne, son visage et ses mains d’une finesse irréelle correspondaient trait pour trait à la description qu’Abzalon faisait des archanges et des anges des légions célestes astafériennes : « On peut pas dire que ce sont des hommes ou des femmes, leur beauté vient pas d’la terre mais du ciel, ils s’énervent jamais, leurs yeux voient à l’intérieur des gens, bref, on sait pas si ce sont des hommes ou des dieux. » Le poste de pilotage lui-même avait tout d’une demeure surnaturelle avec sa vue sur l’espace, sa lumière traversée par les rayons des étoiles, sa propreté méticuleuse, le silence recueilli qui le baignait en permanence et que ne parvenait pas à briser l’activité parfois grésillante des robots.

« Encore dix ans à tenir, répondit Laed. Je crains que ce ne soit bien long. »

L’archange s’avança et fixa pendant quelques secondes les écrans de contrôle.

« Le vaisseau peut tenir, dit-il. Les robots sont déjà en train d’activer les systèmes de sécurité. L’appareil sera bientôt scindé en deux.

— Scindé ?

— Vous n’imaginiez toute de même pas poser cet énorme tas de ferraille sur sa planète de destination. Etant donné sa masse, vous risqueriez purement et simplement l’écrasement. Il perdra au moins neuf dixièmes de son poids. Sa partie la plus volumineuse, le plus lourde, sera expulsée dès l’entrée dans le système de Jael.

— Les anciens quartiers des deks ? Les salles alvéolaires ? Le labyrinthe ? »

L’archange approuva d’un signe de tête.

« Si je comprends bien… commença Laed.

— Vous comprenez fort bien, l’interrompit l’archange. Dix mille passagers au départ, un millier à l’arrivée, telles étaient les probabilités mentalistes.

— Il faut avoir une sacrée dose de cynisme pour prévoir la mort de milliers et de milliers de gens, maugréa Laed.

— Un goutte d’eau. Le projet Estérion a coûté la vie à cinq millions de Kroptes et à des centaines de milliers de deks. Sans compter les trente millions de morts de la guerre d’indépendance des satellites, un conflit dont l’unique enjeu était le contrôle des matières premières et des bases spatiales. »

Ils restèrent un moment silencieux, les yeux rivés sur les signes et les chiffres qui s’affichaient sur le tableau de bord.

« Vous m’avez appris à lire mais je ne parviens pas toujours à déchiffrer les données, reprit Laed.

— Estimez-vous heureux qu’ils aient mis des écrans à votre disposition. Je n’en ai pas besoin : je communique directement avec l’analyseur central.

— Ils avaient donc prévu que vous pourriez être victime d’une… Eh, mais au fait, vous ne m’aviez pas dit que…

— Je me déconnecterai dans exactement trente minutes estériennes. Mais avant, il me reste une dernière faveur à vous demander.

— Vous n’avez pas achevé ma formation ! protesta Laed.

— J’ai transmis tout ce que votre cerveau était capable d’assimiler. »

Du coin de l’œil, Laed examina l’archange. Quelque chose avait changé dans son visage, les traits s’étaient imperceptiblement durcis, la bouche s’était crispée. Il n’était plus une créature de synthèse en cet instant, mais un être en proie à une tension intérieure que trahissaient ses gestes anormalement fébriles.

« J’aurais pu en apprendre davantage au cours de ces trente ans, marmonna Laed.

— Vous en savez assez. Le reste n’aurait réussi qu’à vous embrouiller les idées. »

La réponse sèche, presque agressive de l’archange eut un tel impact sur Laed qu’il recula de deux pas.

« L’Estérion ne devrait pas se poser sur le nouveau monde, poursuivit l’andros. Les êtres humains n’ont pas leur place dans cet univers. L’Agauer, le deuxième vaisseau, transporte les soldats d’une nouvelle armée, la moitié des passagers environ. Eux sont équipés pour accomplir le vieux rêve du Moncle, pour implanter la souche d’une nouvelle espèce. Ils ont considéré L’Estérion comme une simple expérience, ils ont exploité les données que je leur ai fournies pour préparer la deuxième expédition, ils ont…

— Qui, « ils » ? » coupa Laed d’une voix blanche.

L’archange se retourna et lui jeta un regard dur.

« Ils ont vécu pendant des siècles dans l’ombre des gouvernants d’Ester, dans l’ombre des moncles, dans l’ombre de l’Hepta. L’expérience Estérion leur a fourni des données en quantité suffisante. Dans quelques minutes, ils m’ordonneront d’y mettre un terme.

— Pourquoi… pourquoi m’avoir formé dans ce cas ? »

Laed crut discerner un pâle sourire sur les lèvres de l’andros.

« Eux sont purement synthétiques, je suis en partie constitué de chair et de sang. Ma mémoire cellulaire me prédispose à une certaine empathie pour le genre humain, à une certaine autonomie de pensée, grâce sans doute aux modifications effectuées par l’équipe de Mald Agauer. Voilà pourquoi ils m’ont programmé pour vivre cent dix ans. Ils ne voulaient laisser aucune chance à ce vaisseau d’atterrir.

— Qui, « ils » ? s’impatienta Laed.

— Les technotypes, les légionnaires de la synthèse, de l’artifice. L’Agauer était leur projet ultime. Ils ont suggéré à Lill Andorn cette idée d’embarquer les Qvals. Ils savaient que l’équilibre écologique d’Ester en serait bouleversé, que l’océan bouillant déborderait par les puits pour recouvrir l’ensemble des terres selon le bon vieux principe des vases communicants. Ils élimineront les passagers humains et les Qvals au cours du voyage, et ils s’établiront sur le nouveau monde.

— Dans quel but ?

— Perpétuer leur existence, c’est ce que font toutes les espèces.

— Des technotypes ne forment pas une espèce ! objecta Laed.

— Une espèce nouvelle, dit l’archange. Une espèce qui n’agit qu’en fonction des probabilités d’expansion. Ils se sont mis au service de l’humanité tant qu’elle leur était utile, ils se sont développés grâce aux nanotecs, à tous les supports technologiques dont ils étaient les maîtres, mais à présent ils la considèrent comme une rivale.

— Une rivale ?

— Une créature ne s’estime affranchie que lorsqu’elle est parvenue à éliminer son créateur. Une loi de l’évolution.

— Il reste des hommes sur les satellites d’Ester.

— Détrompez-vous : le Voxion sera bientôt soufflé par une gigantesque explosion.

— C’est… monstrueux ! » s’écria Laed.

Curieusement, il ne pensait ni à sa femme ni à ses enfants en cet instant, la seule image qui lui venait à l’esprit était la bouille cabossée de son grand-père.

Le sourire était franc cette fois sur le visage de l’androïde, franc et froid comme la mort.

« Par qui les monstres ont-ils été créés ? fit-il d’une voix qui avait recouvré sa neutralité.

— Rien… rien ne vous oblige à leur obéir.

— L’impulsion télétec balaiera ma mémoire cellulaire et mes vestiges de libre arbitre.

— Vous m’avez demandé une dernière faveur, tout à l’heure…