Выбрать главу

— Tuez-moi. Il vous restera ensuite à valider la destruction de l’Agauer. Le dernier cadeau de Mald Agauer, le dispositif ultime pour vous protéger des monstres. Elle a focalisé l’attention des technotypes sur l’Agauer pour protéger L’Estérion, son véritable projet. »

Laed se recula encore, heurta le coin de la table.

« Mais il y a des êtres humains dans l’Agauer, balbutia-t-il, très pâle. Pourquoi… pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?

— C’est à vous de vous affranchir, pas à moi. Il vous reste cinq minutes.

— Comment…

— Me tuer ? C’est simple : les yeux sont les zones les plus fragiles de mon enveloppe corporelle. »

Il glissa la main par l’échancrure de sa cape, en sortit un petit objet métallique de forme cylindrique.

« Un stylet à lame laser. Il permet d’inciser les surfaces les plus dures. Mes yeux n’y résisteront pas. Il vous suffira ensuite de diriger le faisceau vers le cerveau.

— Je ne suis pas un…

— Un monstre ? Allons, votre grand-père aurait accompli ce geste sans sourciller. Il a lutté pendant des années pour sa survie, vous luttez désormais pour la vôtre, pour la sienne, pour celle des vôtres. Après, vous aurez le temps de réfléchir. L’analyseur central vous demandera régulièrement de valider le programme de destruction de l’Agauer. Les robots ont tout préparé : la rencontre entre la charge explosive furtive et l’autre vaisseau s’effectuera dans une vingtaine d’années. Si vous refusez de valider selon le protocole exigé par l’analyseur, sachez qu’une armée implacable et invincible s’abattra dans un siècle sur le nouveau monde et exterminera vos descendants jusqu’au dernier. »

L’archange s’avança vers Laed et lui tendit le stylet.

« Vite. Il vous reste une minute. »

Laed s’en empara d’une main tremblante. La lame de lumière jaillit du manche. Aussi fine qu’une aiguille, légèrement bleutée, d’une longueur de quarante centimètres, elle ne dégageait aucune chaleur, ne faisait aucun bruit.

« Pourquoi ne pas m’avoir parlé de tout cela plus tôt ? demanda Laed.

— Pour ne pas leur laisser le temps de me manipuler. Et pour ne pas vous laisser le temps de réfléchir.

— Qui me prouve que vous n’êtes pas manipulé en cet instant ? »

Laed tentait de grignoter du temps, de repousser l’échéance. Ab aurait bondi sur l’andros sans se poser de question, mais il n’avait ni la force de caractère ni les réflexes de son grand-père.

« Dix secondes. »

Laed leva le stylet sans conviction, approcha timidement l’extrémité de la lame du front de l’archange qui le fixait sans bouger, un sourire vissé sur les lèvres. Il eut la désagréable impression d’être entraîné dans un jeu dont il ne connaissait pas les règles, et son bras se détendit. Les yeux de l’archange lancèrent des éclairs, il dégrafa le col de sa cape, s’en débarrassa d’un mouvement d’épaule. Il ne portait aucun vêtement en dessous. Laed fut frappé par sa peau d’une blancheur immaculée, par la longueur et la finesse de ses membres, par l’absence d’organes sexuels, par l’harmonie générale de son corps. Il incarnait un rêve de perfection, une perfection non pas vue à travers les yeux de l’humanité mais de ceux qui s’acharnaient à la dépasser, à la détruire.

Laed jeta le stylet sur le plancher. La lame laser grésilla pendant quelques secondes sur le métal lisse qu’elle ne réussit pas à entamer.

« J’ai confiance en ma mère, dit-il. J’ai confiance dans le présent, dans l’ordre secret des Qvals. On ne peut saisir le vide.

— Les croyances ne sont pas la réalité, rétorqua l’archange.

— La réalité n’a pas de centre. » Les paroles de ses parents, qu’il avait rejetées avec une extrême violence trente années plus tôt, lui revenaient en mémoire avec une acuité surprenante. Non seulement il s’en souvenait mais il s’en imprégnait, il se sentait relié à un flot continu, éternel. « Je n’ai pas peur de la mort, poursuivit-il. Personne ne peut vaincre le présent, pas même vos amis technotypes.

— Le terme « ami » n’a aucune signification pour eux, mais… non… L’Agauer… »

La voix de l’archange se déforma, devint un râle prolongé, ses yeux se ternirent, il leva les bras vers la gorge de Laed, lui agrippa le revers de sa combinaison, secoua la tête, s’affaissa brusquement, se retint à la table, se redressa, esquissa quelques pas vacillants puis s’effondra sur le plancher. Des soubresauts l’agitèrent, il tendit la main vers le stylet, ses ongles creusèrent des sillons étroits et profonds sur le plancher métallique, puis il se raidit et des étincelles crépitèrent dans sa chevelure d’or.

Laed resta un long moment immergé dans ses pensées. Il ne prêta pas attention au robot ménager qui, surgi d’une salle annexe, glissait ses bras articulés sous le corps inerte de l’archange, le soulevait et le transportait vers l’incinérateur.

Le clignotement continu d’un écran de contrôle le tira de sa torpeur. Il s’en approcha, lut machinalement les phrases qui s’affichaient sur le liquide matriciel : autorisation demandée pour l’envoi de la charge explosive furtive. veuillez poser votre main sur l’écran pour identification, destruction de l’Agauer prévue dans vingt ans, cinq mois et trois jours du calendrier estérien. autorisation demandée pour l’envoi de la charge explosive furtive. veuillez…

* * *

« De nombreux passagers refusent de quitter leur cabine, maugréa Abza. Mon père dit pourtant qu’ils seront expulsés dans l’espace s’ils restent dans les anciens quartiers deks. »

Les bras chargés de combinaisons, Abzalon s’arrêta au milieu de la passerelle et lança un coup d’œil en coin à son arrière-petit-fils. Abza était celui qui lui ressemblait le plus, non pas physiquement – de ce côté-là, il tenait plutôt de Chara, Dieu merci – mais par son caractère taciturne et la candeur énergique qu’il plaçait dans chacun de ses actes, dans chacune de ses paroles.

« Combien il en reste de l’autre côté ?

— Peut-être deux ou trois cents, répondit Abza en haussant les épaules.

— Tu leur as dit ce que t’avais à leur dire. S’ils t’écoutent pas, c’est qu’ils ont pas envie de voir le nouveau monde.

— Mais pourquoi ? s’étonna Abza. Nous sommes presque arrivés au terme du voyage.

— J’connaissais des bêtes sur Ester, les varèges, elles sortaient jamais de leur terrier, même quand l’aro y fourrait son museau.

— Ellula et toi, vous êtes maintenant les passagers les plus anciens, les seuls qui aient connu Ester. L’estérionite a tué tous les autres. »

La cuve du troisième passage était pratiquement vide. Les faisceaux des projecteurs éclairaient à présent les parois rouillées du bassin, les anciennes berges flottantes fabriquées par les deks qui gisaient dans quelques centimètres d’une eau rougeâtre et fumante. Le grondement du moteur emplissait la grande salle et faisait vibrer le plancher de la passerelle, troué par endroits.

« Qu’est-ce que tu veux faire de toutes ces combinaisons ? demanda Abza.

— On sait jamais, on peut en avoir besoin.

— Attends, je vais t’aider. »

Abzalon et son arrière-petit-fils franchirent les portes des sas, qui resteraient ouvertes jusqu’à la séparation des deux corps principaux du vaisseau, prévue maintenant dans un mois. L’annonce de l’entrée imminente de L’Estérion dans le système de Jael avait suscité un regain d’espoir et de vitalité chez les passagers, hormis les deux ou trois cents irréductibles dont parlait Abza et qui, gagnés par une estérionite rampante, refusaient catégoriquement de déménager dans les anciens quartiers kroptes. Chargé par son père de superviser les opérations de transbordement, Abza avait gaspillé son énergie et sa salive à tenter de persuader les familles récalcitrantes de le suivre ou, à défaut, de lui confier leurs enfants. Il en avait convaincu quelques-uns mais certains lui avaient claqué la porte au nez, d’autres étaient brusquement sortis de leur léthargie pour l’agresser, au point qu’il avait dû se dégager à coups de poing. Il avait découvert d’étranges pratiques dans les cabines, des corps nus allongés sur des sortes d’autels et criblés de symboles sanglants, des scènes d’hystérie autour d’un serpent de tissu dressé au milieu d’une pièce, des hommes et des femmes vêtus de robes gris et rouge qui se livraient à de tristes simulacres de cérémonies kroptes… Il avait lui-même été approché par les soi-disant officiants ou les adeptes de ces différents cultes, mais jamais il n’avait été attiré par les rituels occultes et vaguement barbares auxquels ses parents avaient participé du temps de leur jeunesse. Comme il ne connaissait pas ses grands-parents, que son père passait l’essentiel de son temps dans le poste de pilotage, il calquait son attitude sur celle de son arrière-grand-père, le grand Ab dont le bon sens, la stabilité mentale et la vitalité légendaire lui servaient de modèle.