Выбрать главу

Laed avait conseillé aux passagers de s’établir dans les niveaux les plus hauts des anciens quartiers kroptes, le plus loin possible de la taille étranglée de L’Estérion, pour ne pas être surpris par les vibrations que provoqueraient les séparations successives. Ils s’étaient donc rassemblés dans les cabines des niveaux 5 et 10, avaient retrouvé, en se resserrant, cette chaleur, cette convivialité qu’avaient abolie la décimation de la population et le gigantisme du vaisseau. On parlait, on riait, on chantait, on cherchait un nom pour ce nouveau monde qui cessait d’être un rêve pour devenir une réalité. Comme ils n’avaient pas connu de terre, ils s’entassaient dans la cabine exiguë d’Ellula et d’Abzalon et leur posaient des centaines de questions sur Ester. Abzalon avait laissé Ellula y répondre au début, puis il avait compris qu’ils se préparaient au changement, qu’ils cherchaient à dissiper leur inquiétude, et il participait désormais aux conversations, insistant sur la nécessité de préserver le nouveau monde des erreurs commises par l’humanité estérienne.

Abzalon et son arrière-petit-fils déposèrent les combinaisons dans l’appartement qui servait de local technique à l’entrée du niveau 5. Ils prélevèrent des plateaux-repas sur un chariot qui filait en grinçant le long de la coursive et s’assirent contre une cloison. Ils vivaient désormais dans une obscurité permanente, les appliques ayant grillé l’une après l’autre.

« Qu’est-ce qu’on deviendra sur le nouveau monde, Ab ? demanda Abza en mâchant un morceau de viande au goût prononcé de moisissure.

— Ça, ce sera à vous d’le décider !

— Tu as déjà vécu sur une planète, pas nous…

— Il vous faudra pas deux mois pour oublier le vaisseau, pour vous habituer aux rayons de l’A – de Jael, j’veux dire –, aux vents, aux pluies, aux saisons. Et puis vous partirez à la découverte de votre monde, vous comprendrez ses exigences, vous affronterez ses dangers, vous saisirez sa beauté. Faudra vous adapter à lui et pas l’adapter à vous, sinon vous l’abîmerez et il finira par se fâcher.

— Personne n’y a jamais mis les pieds. Et si nous ne pouvions pas y vivre ? »

Abzalon cessa de mastiquer et leva les yeux sur le visage anxieux d’Abza. Les ténèbres estompaient sa chevelure brune et soulignaient ses traits forts, son nez légèrement cassé, ses mâchoires carrées, sa bouche lippue. Ellula affirmait qu’il tenait de son mari ses arcades sourcilières saillantes, ses yeux légèrement globuleux, ses épaules larges et sa haute taille. Des éclats de rire et des chants retentissaient un peu plus loin.

« Alors, on aurait fait tout ce voyage pour rien, répondit Abzalon. Non, ce que j’dis est faux : pour certains d’entre nous, pour moi en tout cas, ce voyage a été un… un cadeau.

— Tu ne penses pas que le nouveau monde sera le plus beau des cadeaux ?

— Pour vous, sûrement… »

Ils achevèrent leur repas en silence, bercés par les éclats de voix qui transperçaient les cloisons.

* * *

Drapé dans la cape bleue de l’archange, Laed s’éclaircit la gorge.

« Le voici, dit-il d’une voix solennelle, émue, Le nouveau monde. »

Ils se rapprochèrent de la baie dans un même mouvement et fixèrent le cercle à dominante jaune pâle qui occupait le centre de la baie vitrée et que traversaient des bandes blanches, mauves, vertes et brunes. Ils distinguaient nettement les trois satellites qui gravitaient autour de lui, trois éclats gris teintés de vermeil par les rayons de Jael.

« Le plus beau des cadeaux », murmura Abza, les yeux exorbités.

Des larmes coulèrent sur les joues de Lulla. Comme son frère, c’était la première fois qu’elle pénétrait dans l’antre de son père, la première fois qu’elle découvrait une autre perspective qu’un toit bas et métallique au-dessus de sa tête. Toujours vêtue de longues robes aux couleurs sombres, elle avait hérité de la chevelure ambrée et des yeux verts d’Ellula, des traits de son père et du caractère de sa mère. Elle avait failli être emportée par l’estérionite un an plus tôt, et seul l’amour d’un jeune homme du nom d’Arel, l’arrière-petit-fils d’un dek qui avait bien connu Abzalon, l’avait raccrochée à la vie. Chara persistait à couper courts ses cheveux noirs. Le vieillissement avait durci ses traits, ses pommettes et ses mâchoires saillaient sous sa peau desséchée. Abzalon soutenait Ellula qui, malgré l’eau d’immortalité des moncles, rencontrait des difficultés grandissantes à tenir sur ses jambes.

« Quand nous poserons-nous ? s’enquit Abza.

— Dans trois jours, répondit Laed. Trois tous petits jours. Le voleur de temps s’est déréglé au moment de la séparation et nous sommes arrivés plus tôt que prévu. Environ un mois avant la date fixée. »

Abzalon se souvint que l’expulsion dans l’espace de la partie la plus volumineuse de L’Estérion avait déclenché de terribles vibrations, qu’ils avaient cru à la désintégration du vaisseau, que de nombreux passagers s’étaient mis à courir dans tous les sens comme des rondats affolés. Il avait fallu une intervention énergique d’Abza et de lui-même pour les ramener à la raison.

« La séparation a provoqué de gros dommages dans la structure, reprit Laed. Les robots ont rafistolé les couches extérieures du fuselage, mais je ne sais pas, ni l’analyseur central d’ailleurs, si elles résisteront au réchauffement généré par l’entrée en atmosphère.

— Ça veut dire quoi ? demanda Chara.

— Que nous risquons d’être réduits en cendres avant l’atterrissage.

— Pas la peine de nous demander de venir si c’était pour nous annoncer ce genre de choses ! maugréa Lulla.

— Je ne me suis pas beaucoup occupé de vous, mais j’ai besoin de vous, de votre présence, déclara Laed.

— On n’y connaît rien ! protesta Abza.

— Je vous demande simplement d’être là, à mes côtés.

— Tu veux qu’on admire ? siffla Lulla.

— Je ne veux rien du tout. Je sais seulement qu’avec ma famille autour de moi je serai plus serein, plus efficace. »

Chara se rapprocha de Laed et l’enlaça longuement.

« J’ai longtemps maudit cet endroit qui m’avait volé mon mari mais, quoi qu’il arrive, je resterai à tes côtés. »