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Abza se mêla à leur étreinte puis, après une hésitation, Lulla vint à son tour se jeter dans les bras de son père.

Ellula fut soudain aspirée par l’œil brillant du nouveau monde. Elle se vit marcher dans une herbe jaune, parfumée, gravir le sommet d’une colline, s’y étendre, contempler le ciel dont le bleu tournait par endroits au mauve. Des nuages roses le parcouraient lentement, poussés par une brise tiède qui colportait des odeurs sucrées. Puis la plaine céleste s’assombrit et elle sut qu’un autre voyage l’attendait. Elle perçut le poids du regard d’Abzalon sur sa nuque. Lui avait cessé depuis longtemps de fixer le nouveau monde pour la contempler. Elle fut heureuse d’avoir brillé pour lui pendant cent ans, elle pouvait désormais s’éteindre, se dissoudre dans le vide. Les images de son passé surgissaient régulièrement à la surface de son esprit : danses au milieu des averses de mauvettes, baignades dans les flaques tièdes et saumâtres, jeux avec les brumes encerclant les rochers, courses folles avec les aros domestiques et les yonaks, sources jaillissantes et fumantes, maison de pierre noire dressée sur le bord d’une falaise. Ses visions et ses souvenirs se confondaient parfois, elle errait entre passé et futur, incapable de prendre pied dans l’un ou l’autre, s’amarrant au présent dans les yeux et le souffle d’Abzalon.

Durant les deux jours qui suivirent, Laed s’efforça de réduire progressivement la vitesse de l’Estérion afin de lui éviter de rebondir sur l’atmosphère de la planète et de repartir dans une errance éternelle.

Il pilotait par l’intermédiaire de l’écran tactile sur lequel s’affichait régulièrement le protocole de destruction de l’Agauer. Il désactiva le voleur de temps, programma l’expulsion du moteur principal, qui s’arracha de l’Estérion dans une secousse de forte amplitude et qu’ils virent, par la baie vitrée, fuser dans l’espace en abandonnant un énorme sillage de feu, commanda l’extinction du générateur de mouvement autodynamique, diminua la puissance des propulseurs annexes. Des vibrations inquiétantes parcoururent la structure de l’appareil, trois couches du fuselage se détachèrent successivement, une feuille métallique se posa sur la baie où elle resta plaquée pendant deux heures avant d’être décollée par une nouvelle secousse. Les écrans de contrôle affichaient d’incessants messages d’alerte. Les robots avaient déserté le poste de pilotage pour tenter de combler les brèches les plus importantes, de réparer ce qui pouvait l’être.

Le nouveau monde grandissait à vue d’œil dans le champ de la baie vitrée. On discernait à présent les hachures brunes des reliefs, les taches blanches de masses nuageuses, les flaques bleu-vert des étendues d’eau. Les zones de couleur jaune, les plus importantes, viraient parfois à l’orange ou au mauve selon l’angle des rayons de Jael. À deux reprises la nuit effaça le nouveau monde, le métamorphosa en un trou noir nimbé d’un halo diaphane autour duquel brillaient les croissants argentés des satellites et les lointaines étoiles. Puis Jael réapparaissait, sa lumière ocre, rase, dévoilait la planète, plus proche et plus grande que la veille, révélant quelques-uns de ses mystères, la chaîne montagneuse qui ceinturait de part en part un continent en forme de triangle cerné par deux « océans », le cours sinueux d’un « fleuve », la masse rougeâtre de ce qui semblait être une « forêt ».

« Est-ce qu’on sait où on va atterrir ? demanda Abza.

— Essayons au moins d’éviter l’eau », répondit Laed, les yeux fixés sur l’écran tactile.

Ce furent, avec les commentaires d’Abzalon, les seuls mots qu’ils prononcèrent durant ces trois jours. Ils oublièrent de manger et de dormir, écrasés par la solennité de l’instant, ne voulant pas perdre une miette du spectacle fantastique qui se déroulait sous leurs yeux. Ils faisaient corps avec le vaisseau, corps avec le nouveau monde, corps avec les passagers restés dans les cabines, corps avec Laed qui courait d’un écran à l’autre afin de vérifier les données. Abzalon était enfin lavé de la grisaille perpétuelle du vaisseau, renouait avec les couleurs qui avaient émerveillé son enfance d’Estérien, plus belles, plus vives encore que dans ses souvenirs, et Lœllo regardait tout cela à travers ses yeux, se réjouissait avec lui, même si les siens manquaient à l’appel. Le Xartien n’était pas un fzal omnique, sa lignée se perpétuait à travers Lulla et Abza, les petits-fils de Pœz, ses arrière-petit-fils. Abzalon soulevait parfois Ellula du plancher et la serrait contre lui avec un tel enthousiasme qu’elle poussait un gémissement et qu’il la reposait en s’excusant d’un sourire. Abza et Lulla tournaient comme des zihotes surexcitées autour des ancêtres, les embrassaient en riant, les entraînaient dans une farandole à l’issue de laquelle Ellula, étourdie, éprouvait le besoin de s’asseoir pour reposer ses jambes et reprendre ses esprits.

« Nous allons être capturés par la gravité du nouveau monde et rester en orbite jusqu’à ce que L’Estérion ait trouvé l’angle de pénétration en atmosphère, annonça Laed. C’est à partir de là que les choses risquent de se compliquer. »

Le vaisseau effectua trois orbites complètes avant que Laed ne se décide à couper les propulseurs annexes et à enclencher les moteurs auxiliaires de poussée. Ils passèrent du « jour » à la « nuit » à une dizaine de reprises, virent les satellites croiser au-dessus de leurs têtes, parsemés de taches blanches qu’Abzalon définit comme « p’t-êt’bien des surfaces de glace ».

L’appareil libéra un rugissement terrifiant, tourna lentement sur lui-même et entama sa descente vers le nouveau monde, plongé pour le moment dans une obscurité totale. Immédiatement, les couches extérieures du fuselage rougeoyèrent, transpercèrent les ténèbres d’éclats aveuglants, de traînées incandescentes qui effacèrent les étoiles lointaines et les deux satellites proches.

« Deux autres couches de spruine viennent de s’envoler ! cria Laed. Et… Merde, les écrans, il s’éteignent ! »

Alors, sans dire un mot, Chara, Abza, Lulla, Abzalon et Ellula se rassemblèrent devant la baie vitrée, se prirent par la main, fermèrent les yeux et s’abandonnèrent au présent, au bonheur d’être ensemble, de former une chaîne qui s’étendait bien au-delà de l’espace et du temps.

CHAPITRE XXII

LE NOUVEAU MONDE

Nous avons découvert que la moitié des passagers de l’Agauer étaient en fait des androïdes de la dernière génération. Ils avaient pris des apparences féminine ou masculine, kropte ou estérienne. Bien qu’entièrement synthétiques, ils ressemblaient aux êtres humains de manière stupéfiante et nous n’aurions rien remarqué si les Qvals n’avaient pas attiré notre attention. Le mystère reste entier sur la façon dont ils se sont glissés dans nos rangs, dont ils ont influencé Mald Agauer, Lill Andorn et Verna Zalar, nos trois primas successives. Nous croyons avoir compris qu’ils avaient placé l’un des leurs dans l’Estérion, un androïde d’une génération précédente dont ils avaient programmé les nanotecs mais qui, pour des raisons que nous ignorons – une précaution de la très prévoyante Mald Agauer ? –, a échappé en partie à leur contrôle.

Les androïdes sont passés à l’attaque quinze ans après notre départ. Nous leur avions préparé un piège qui prenait en compte leur esprit logique et leur volonté d’anéantir la race humaine. Nous ne pouvions les affronter en face car ils disposaient d’une puissance cent fois supérieure à celle de nos hommes et leurs perceptions étaient mille fois plus développées. À l’aide de leurres sensoriels et de fausses informations, nous leur avons fait croire que nous nous étions réfugiés dans le plus grand des magasins de vivres alors que nous étions en réalité enfermés dans la cuve des Qvals (la vapeur et l’eau bouillante ont tué vingt d’entre nous, les autres sont ressortis de l’épreuve avec une connaissance approfondie de l’ordre invisible). Ils ont enfoncé les cloisons et se sont rués sur les leurres comme des zihotes sur une charogne. Nous avons alors commandé l’ouverture des sas et les deux cents synthétiques ont été aspirés par le vide. Nous avons perdu une grande partie de nos réserves et nous avons immédiatement entamé la fabrication de clones de yonaks et de sosphos. Des enfants sont nés et nous comptons désormais trois cent vingt-deux passagers. Sur les conseils des Qvals, nous avons aboli la polygamie et la monogamie traditionnelles pour privilégier l’exogamie, pour augmenter le rythme de procréation. En effet, les aléas d’un voyage interstellaire nous amènent à penser que nous devons maintenir un niveau élevé de population et nous nous sommes interdit formellement de recourir à la fécondation artificielle (nous ne nous sommes pas envolés vers le nouveau monde pour reproduire les erreurs estériennes). Nous tirons les conséquences de tous les problèmes que vous avez rencontrés.