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Nous ne pouvons plus vous contacter au moyen des nanotecs car plus aucun d’entre vous ne dispose de récepteurs. C’est la raison pour laquelle nous passons désormais par le canal télépathique des Qvals, qui peuvent communiquer d’un bout à l’autre de la galaxie sans avoir besoin d’assistance technologique. Nous avons appris que deux d’entre vous avaient entrepris la fusion avec le Qval. C’est un grand et noble sacrifice que de renoncer à son enveloppe corporelle, à son ego, que d’accepter de se dissoudre dans une nouvelle entité. Ils seront notre unique récepteur désormais et, si vous souhaitez prendre des nouvelles de ceux qui se sont lancés sur vos traces à travers l’espace, il vous suffira de les interroger. Les Qvals de l’Agauer nous assurent qu’ils répondront volontiers à vos questions. À toutes vos questions.

Nous espérons de tout cœur que les problèmes techniques de l’Estérion ne vous empêcheront pas d’atteindre le port. C’est avec un grand bonheur que nous ferons votre connaissance, ou que nos descendants feront la connaissance de vos descendants. Mais vivons le moment présent : il est suffisamment riche et digne d’intérêt pour que nous évitions de nous fourvoyer dans les méandres du temps.

Communication des passagers de l’Agauer aux passagers de L’Estérion.

Les fragments incandescents crissaient sur la vitre de la baie. L’Estérion continuait de plonger dans la nuit en émettant un gémissement déchirant, une interminable plainte qui s’accentuait au fur et à mesure qu’il perdait les éléments de sa structure. L’écran tactile du pilotage manuel était resté allumé, seule source de lumière dans la pièce emplie d’ombre nocturne, et Laed pressait sans interruption le cercle blanc des rétropropulseurs.

Emporté par son poids, le vaisseau prenait inexorablement de la vitesse. Une brutale embardée avait renversé les six occupants du poste de pilotage, qui avaient roulé sur le plancher incliné et s’étaient heurtés violemment aux cloisons. Le front ouvert, les tempes et les joues barbouillées de sang, Abzalon avait rampé jusqu’à Ellula inconsciente et l’avait entourée de son corps pour lui épargner d’autres chocs. Laed, titubant, avait repris sa place devant l’écran tactile et ordonné aux autres de se recroqueviller. La chaleur grimpait rapidement, les secousses s’amplifiaient, disloquaient les dernières couches de fuselage qui traçaient des éclairs écarlates sur le fond des ténèbres.

« Bordel de merde ! hurla Laed. Tu vas ralentir, putain de tas de ferraille ! »

Abzalon sentit bouger le corps d’Ellula contre lui. Rassuré, il lui caressa les cheveux aussi délicatement que le lui permettait sa grosse main.

« J’tai encore jamais remerciée, chuchota-t-il à l’oreille de sa femme. Je sais pas bien dire les mots, mais sans toi j’s’rais resté l’Ab de Dœq, un tueur de femmes, un pauvre type, j’aurais jamais été regardé, touché, embrassé. Avant, c’étaient toujours les autres qui tremblaient devant moi et j’aurais pas… »

Une série de vibrations assourdissantes l’interrompit. Il entendit la bordée de jurons proférés par Laed, un gémissement étouffé un peu plus loin, Chara sans doute, dont il entrevit la silhouette tassée contre le montant de la table semi-circulaire, éclairée par un rayon ondoyant et rouge sang.

« J’aurais pas connu le bonheur que c’est de trembler pour quelqu’un, reprit-il, soudain oppressé. Quand j’t’ai vue la première fois, si belle sur la passerelle, jamais j’aurais cru que tu lèverais les yeux sur moi, moi qui venais de tuer le Taiseur, moi qui venais de la fosse de Dœq. D’avoir été ma femme pendant toutes ces années, d’avoir supporté mon sale caractère, de t’être poussée pour me faire une petite place dans ta vie, j’te remercie, Ellula… mon Ellula. »

Il ne transpirait pas malgré la chaleur d’étuve, il restait sec et froid. Il serra contre lui le corps inerte de sa femme jusqu’au moment où une formidable convulsion secoua le vaisseau et les souleva du plancher.

« Ça y est ! hurla Laed. Il ralentit ! »

Les moteurs de rétropropulsion s’étaient déclenchés dans un rugissement terrifiant. Le vaisseau, freiné brutalement, gîta, parut d’abord incapable de reprendre son assiette, perdit une nouvelle couche de fuselage, puis il se stabilisa, recommença à descendre, rapidement dans les premiers temps, plus lentement par la suite, environné d’une épaisse fumée blanche, semant autour de lui de somptueuses gerbes d’étincelles.

Abza fut le plus prompt à se relever. Il courut vers la baie vitrée, fixa la nuit étoilée jusqu’au vertige, aperçut une frange pâle à l’horizon. L’aube se levait, couronnait les échines arrondies des collines, scintillait dans les cours d’eau.

Il vit comme dans un rêve le nouveau monde émerger des ténèbres, se revêtir de lumière, dévoiler ses couleurs douces et chaudes, se rapprocher de lui. C’est à peine s’il se rendit compte que Lulla et Chara prenaient place à ses côtés, que d’autres feuilles, d’autres poutrelles, d’autres éléments de la structure s’envolaient dans le ciel bleu pâle. La sortie du train d’atterrissage provoqua un nouveau choc, minime cette fois-ci. Ils contemplèrent une étendue plane recouverte d’une infinité de tiges jaunes qu’ils identifièrent comme les « herbes » dont leur avait parlé Ellula, parsemée de taches rouges, bleues, noires, brunes – les « fleurs » –, hérissée de créatures immobiles dressées sur un seul pied et surmontées d’une chevelure frissonnante rousse ou blanche – les « arbres ». Ils aperçurent de grandes bulles lumineuses qui éclataient en répandant des nuages de poussière multicolore. Jael se levait à l’horizon, rosissait les pics lointains, enflammait les nues vaporeuses qui se nouaient et se dénouaient au gré des courants d’air.

« Que c’est beau, s’extasia Lulla. Que c’est beau !

— Ab, viens voir ! » cria Abza.

Mais Abzalon ne bougea pas, prostré contre le corps d’Ellula, secoué de sanglots.

« Elle… elle est morte… » balbutia-t-il.

L’Estérion se posa sur le sol du nouveau monde avec une légèreté surprenante pour un appareil de son gabarit.

Laed commanda immédiatement l’ouverture des sas de débarquement. Les analyseurs étant hors d’usage, il n’estimait pas nécessaire de confiner les passagers dans une quarantaine d’acclimatation. L’archange lui avait pourtant précisé qu’un contact trop brusque avec un air trop riche ou trop pauvre en oxygène et la différence de gravité risquaient d’entraîner des réactions physiologiques ou psychologiques désastreuses, mais il n’avait pas le cœur de les laisser enfermés quarante jours supplémentaires dans l’amas informe de ferraille qu’était devenu L’Estérion.