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Lorsque les cinq cents survivants eurent débarqué, il se fit un grand silence. Sortant de trois jours d’angoisse, ils marchèrent d’une allure maladroite, pesante, entre les hautes herbes jaunes fouettées par les rafales d’un vent chaud et sec. Éblouis par la lumière, étourdis par les odeurs, enivrés d’air, ils cherchèrent d’abord des points de repère, des toits, des cloisons, des coursives, des portes, n’en trouvèrent pas sur la plaine qui s’étendait à perte de vue, dans le ciel qui oscillait entre le bleu et le mauve, dans les nuages qui filaient comme des voleurs au-dessus de leurs têtes, revinrent s’abriter sous la carcasse torturée de leur ancien monde, ce ventre métallique où ils étaient nés, s’étaient aimés, avaient souffert, qui avait abrité leurs espoirs et leurs peurs, qui les avait nourris, qui les avait protégés de l’attraction du vide. Les sifflements du vent et des cris lointains donnaient encore plus d’épaisseur au silence vaguement menaçant qui les cernait. Il leur fallait maintenant s’habituer à l’idée que leur rêve s’était matérialisé, prendre leur vie en charge, se débrouiller pour survivre dans un environnement mystérieux dont la splendeur avait quelque chose d’écrasant.

Puis un enfant échappa à son père, se mit à courir, un deuxième le poursuivit en criant, un troisième se joignit à leur jeu, une femme entonna un chant venu des profondeurs du temps, des hommes parlèrent, éclatèrent de rire, des clameurs montèrent des poitrines, un vieillard retira sa chemise et exposa son torse squelettique aux rayons de Jael, des garçons et des filles l’imitèrent, arrachèrent leurs vêtements, roulèrent dans les herbes, et bientôt ils s’étreignirent en riant et en pleurant, dansèrent au pied de L’Estérion. Puis on décida de s’occuper des blessés restés à l’intérieur de l’appareil, on les descendit par les passerelles, on les étendit sur le sol, on soigna leurs blessures, on fabriqua des attelles de fortune pour maintenir les jambes et les bras brisés, on dressa un bivouac de fortune avec les draps et les couvertures, on récupéra les derniers plateaux-repas, on recueillit l’eau des réservoirs dans des gobelets, on mangea de bon appétit, on raconta quelques légendes de l’ancien temps, on évoqua l’avenir, on fit mille et mille projets.

On se tut lorsque, au zénith de Jael, la silhouette imposante d’Abzalon apparut sur la passerelle. Il portait un corps inerte recouvert d’un linge blanc. Le chagrin avait rougi ses gros yeux. Ses traits n’avaient pas changé mais il paraissait infiniment las, infiniment vieux. Sa famille l’escortait, Laed son petit-fils et son épouse Chara, Abza et Lulla leurs enfants, une autre personne qu’on ne connaissait pas et qu’on aurait été bien incapable de décrire : tantôt elle avait la vague apparence d’une femme, tantôt celle d’un homme, tantôt elle avait la forme d’une ombre ; impossible de dire si elle portait des vêtements, si elle était entièrement ou partiellement nue.

Laed dépassa Abzalon, s’immobilisa au milieu de la passerelle et promena un regard pénétrant sur le peuple de L’Estérion.

« Ab est le plus vieux d’entre nous, le seul qui ait connu Ester, déclara-t-il. Il me semble juste que lui revienne l’honneur de donner un nom au nouveau monde. »

Un tonnerre d’enthousiasme ponctua ses paroles. Laed étendit les bras pour ramener le calme et se tourna vers Abzalon.

« Qu’est-ce que tu en penses, Ab ? »

Le regard du vieil homme erra pendant quelques secondes sur le ciel, sur la plaine, sur le visage d’Ellula.

« Donner un nom à un monde, c’est le commencement des ennuis, marmonna-t-il. On s’bat toujours pour les noms. Apprenez à le connaître, aimez-le comme Ellula m’a aimé. » Il désigna la carcasse du grand vaisseau d’un mouvement de menton. « Et faites disparaître cette horreur, c’est tout ce que j’peux vous dire. »

Alors le Qval se fraya un passage entre Chara et Lulla et s’approcha d’Abzalon. Il crut entrevoir le visage de sa fille, Djema, dans la forme incertaine, opaque, qui se dressait devant lui.

« Tu es magnifique, papa. »

Sa voix avait changé mais il reconnaissait certaines de ses intonations. Un courant d’air froid lui lécha le visage, le même qui l’avait effleuré dans les galeries souterraines du pénitencier de Dœq.

« Elle a su me donner un peu de sa splendeur », murmura-t-il en désignant Ellula.

Il contourna Laed, dévala la passerelle, pivota sur lui-même avant de poser le pied sur le sol, dévisagea un à un les membres de sa famille.

« J’étais le démon de l’ancien monde, vous êtes les anges du nouveau. »

Ayant prononcé ces mots, il s’éloigna dans la plaine d’un pas alerte malgré la gravité.

Il marcha deux jours et deux nuits sans s’arrêter. Au matin du troisième jour, exténué, les bras tétanisés, il avisa une colline plantée au beau milieu de la plaine. Il percevait des soupirs, de petits cris et des grattements qui trahissaient la présence d’une ou de plusieurs espèces vivantes. Les herbes changeaient de couleur au crépuscule et à l’aube en émettant des soupirs musicaux. Parfois une bulle translucide s’élevait de l’océan végétal, flottait un long moment dans les airs avant de se pulvériser et de libérer une pluie de poussières et de parfums – des pollens, peut-être. Baigné d’une paix profonde, il gagna le sommet arrondi de la colline, posa délicatement le corps d’Ellula sur les herbes, se redressa et admira le paysage qui s’étendait sous ses yeux, la plaine jaune et ondulante, le ciel qui se teintait d’un voile mauve, la tache bleu-vert et scintillante d’une étendue d’eau dans le lointain, l’ombre déchiquetée d’un massif montagneux.

« Prends mes yeux, Lœllo ! cria-t-il de toutes ses forces. Et regarde le nouveau monde ! »

Il resta debout jusqu’à la tombée de la nuit. Puis, lorsque les ténèbres eurent enseveli couleurs et reliefs, il s’allongea près d’Ellula, recouvrit de ses gros doigts la main glacée de son épouse, ferma les yeux et s’éteignit.

FIN