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Le silence lui paraissait dorénavant hostile. Il lui tardait de quitter cette atmosphère oppressante, saturée d’odeurs de terre humide, de moisissures, de minéraux, de respirer la puanteur familière du pénitencier. Cette errance dans les souterrains de Dœq lui donnait l’impression de déambuler à l’intérieur d’un tombeau. Les nerfs à vif, il pressait le pas, s’égratignait aux aspérités de la roche, se cognait aux coudes formés par les parois, à la voûte inégale lorsque celle-ci perdait de sa hauteur et l’obligeait à courber l’échine. La sueur rongeait ses éraflures avec la virulence d’un acide. Son caleçon, déchiré de part en part, ne tenait plus que par deux ou trois fils. La faim le tenaillait, ses jambes flageolaient, ses forces déclinaient. Il craignait de crever comme un rondat coincé dans l’un de ces pièges sommaires fabriqués par les deks.

Avant son incarcération à Dœq, il avait ressenti ce genre d’inanition à chaque fois que les waks, les forces de l’ordre estériennes, l’avaient pris en chasse. Jusqu’à sa capture, il avait pensé que ces fringales subites étaient liées aux meurtres qu’il venait de commettre et qui le laissaient déprimé après le bref éblouissement des sens. Ce jour-là, il avait puisé dans ses réserves pour semer les patrouilles alertées par les capteurs thermomentaux (une intelligence artificielle qui traduisait les variations des courbes thermiques corporelles en probabilités psychiques), et la course folle dans les ruelles et sur les toits de Vrana l’avait exténué. La faim l’avait poussé à s’aventurer hors de l’immeuble en ruine dans lequel il venait de se réfugier. Il s’était avancé vers le chariot d’un marchand ambulant et s’était tout à coup retrouvé encerclé par une trentaine d’hommes en uniforme. Il n’avait pas eu le temps de réagir : une décharge paralysante l’avait atteint en pleine tête. Il s’était réveillé quelques heures plus tard dans un caisson capitonné et avait compris qu’il avait fini de traquer ses proies dans le chaos urbain de Vrana.

La fringale n’avait pas de rapport avec les meurtres mais seulement avec le sentiment d’incertitude, avec la perte des repères. Davantage qu’un apport calorique, son corps réclamait une caresse intérieure. Plonger les mains dans les cervelles de ses victimes et manger étaient les seuls actes sensuels, affectifs, qu’il eût pratiqués depuis sa petite enfance.

L’amitié de Lœllo relevait d’une autre nature : elle entrebâillait une porte sur un univers empathique qu’il n’avait jusqu’alors jamais exploré. Il avait découvert qu’il pouvait parler avec quelqu’un sans pour autant se sentir manipulé, jugé, rejeté. Leur complicité avait également tissé des liens de dépendance qui, il s’en rendait compte aujourd’hui, l’affaibliraient considérablement s’ils venaient à se rompre. L’indifférence à ses semblables, exception faite de ses pulsions meurtrières, avait jusqu’à ce jour constitué la clef de sa survie. La pensée l’effleura qu’il devait prendre les devants, éliminer lui-même Lœllo si les complices de Fonch ne l’avaient déjà fait, en finir une bonne fois pour toutes avec cette inquiétude qui lui rongeait les sangs.

Il perçut un chuintement devant lui. Tous sens aux aguets, le cœur affolé, il se colla contre la paroi et tenta de percer l’obscurité du regard. Il eut l’impression saisissante que les ténèbres s’étaient mises en mouvement. Il lui fut impossible de savoir s’il avait affaire à un homme seul ou à un groupe. Il hésita : fuir à nouveau ou attendre, exploiter l’effet de surprise. Il opta pour la deuxième solution, n’ayant ni la volonté ni le courage de se remettre à courir. Il ne discerna aucune silhouette mais il n’eut pas besoin des dons métapsychiques de Lœllo pour détecter une présence dense et froide. Une terreur indicible l’étreignit, lui coupa le souffle.

À l’extérieur de Dœq, il lui avait suffi d’une odeur, d’une sensation pour évaluer ses victimes : chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles appelaient le bourreau, le prédateur, comme des insectes englués sur une toile d’araignée et dont les contorsions désespérées ne servent qu’à prévenir la tisseuse de l’ombre.

Il tenait le rôle de la proie dans ce labyrinthe de cauchemar. Il se souvint du Vahanu-Vör, le serpent géant des contes astafériens qui creusait des trous sous les maisons et surgissait dans les chambres pour dévorer les enfants. La menace avait pris une dimension terrifiante dans l’orphelinat de Vrana administré par les ancils astafériens. Il aurait bien voulu fuir à présent, mais son corps ne lui appartenait plus, synapses déconnectées, centres nerveux anesthésiés, muscles paralysés. Tout ce qu’il était capable de faire, c’était d’écarquiller les yeux, d’assister, impuissant, au spectacle de sa propre mort dans cette obscurité qui préfigurait le vide.

Le Vahanu-Vör – il admettait la créature mystérieuse comme le reptile monstrueux de ses terreurs enfantines pour expliquer son hébétude, son absence de réaction – s’était arrêté tout près de lui. Il ne le voyait toujours pas, mais il percevait un courant froid sur son corps, sur ses jambes en particulier, comme un vent d’hiver subitement figé. Ainsi se comportent la plupart des reptiles, parfaitement immobiles avant l’attaque, s’assurant que leur proie fascinée n’a plus les moyens de se défendre ou de leur échapper. Le caleçon d’Abzalon, entraîné par son propre poids, glissait lentement sur ses cuisses. Son cœur tambourinait comme un forcené dans sa poitrine et ses tympans. Elles avaient dû éprouver les mêmes sensations, les femmes qu’il avait tenues sous son pouvoir pendant des heures avant de les décortiquer, le même envoûtement, la même épouvante.

Le caleçon lui tombait sur les genoux. Qu’attendait le Vahanu-Vör pour se jeter sur lui ? La tension était d’autant plus insupportable qu’il était dans l’incapacité de la soulager, qu’elle se déployait comme une voile gonflée par le vent dans son corps devenu trop étroit, qu’elle lui dilatait les veines, lui tiraillait la peau. Son cœur cognait à coups redoublés sur les barreaux de sa cage thoracique comme un animal rendu fou par sa captivité. Fous le camp ! hurla une voix surgie d’une zone lointaine mais encore active de son cerveau. L’ordre ne réussit qu’à accentuer sa paralysie. La gueule et les crochets immenses pouvaient surgir à tout moment de l’obscurité, le happer tout entier, le précipiter vivant dans un conduit digestif où il serait dissous par les sucs.

Son caleçon lui effleura les jambes, puis les pieds, le froid le lécha comme une langue venimeuse. Les ténèbres restaient toujours aussi hermétiques, insondables. Elles s’animèrent soudain, parurent s’éloigner, puis se diriger à nouveau dans sa direction. Son urètre se relâcha, des gouttes d’urine lui maculèrent les cuisses. Chiures de rondat, si les autres apprenaient que le grand Abzalon se pissait dessus comme le dernier des froussards, sûr qu’ils n’auraient pour lui plus aucun respect ! De toute façon, les deks n’auraient jamais l’occasion de se moquer de lui. Cette petite défaillance resterait un secret entre le Vahanu-Vör et lui : le serpent le digérerait en deux cycles de Vox et expulserait ses os dans un nid enfoui sous des mètres et des mètres de terre.

Quelque chose d’indescriptible l’effleura, des écailles peut-être. Il se rencogna contre la paroi rugueuse dans l’espoir insensé de passer au travers de la roche et de se soustraire à l’odieux contact. La peau de son dos, pourtant épaisse, s’égratigna en plusieurs endroits sur les aspérités.

Il aurait été incapable d’évaluer le temps que dura ce frôlement. Il en retira seulement l’impression qu’il avait franchi les portes de l’enfer astaférien, là où étaient précipitées les âmes condamnées par les Armakéides à une éternité de souffrance. La créature le traversait plutôt qu’elle ne le touchait. Elle ne transperçait pas seulement son corps mais également son esprit, comme un filet aux mailles extraordinairement fines qui aurait dragué le fond de sa mémoire et recueilli les pensées enfouies pour les remonter à la surface. Des images, des sensations qu’il avait depuis longtemps oubliées, ou bien qui ne lui appartenaient pas, déferlèrent en lui, des visages inconnus, des scènes étranges, des décors mystérieux, des sentiments ignorés, des bouffées d’espoir et de joie, des éclats de souffrance si poignants qu’ils lui tiraient des larmes. Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il avait pleuré, pendant sa petite enfance sans doute, et encore, il était très rapidement devenu insensible, sec. Peut-être la créature avait-elle une façon inhabituelle d’ingérer ses proies ? Peut-être était-il en train de se dissoudre corps et âme dans une substance autrement plus puissante que le suc gastrique d’un serpent ?