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« J’ai été son… ami pendant un temps.

— Pourquoi tu l’es plus ? »

Lœllo décela de l’inquiétude dans la voix d’Abzalon.

« Je suppose qu’il s’est fatigué de moi.

— Il t’a pas déjà parlé des Qvals ?

— Je lui ai jamais demandé. On y va ? »

Abzalon se redressa sur sa couchette, sauta sur le sol, rajusta son pantalon et se dirigea vers la porte.

Une bagarre avait éclaté au sixième étage. Une centaine d’hommes s’affrontaient dans les couloirs et dans les cellules, armés de pics, de poignards, d’étoiles à six branches, de montants de couchettes ou de pierres. Les murs répercutaient et amplifiaient les cliquetis des lames, les hurlements et les ahanements des combattants.

« Pixal lance son offensive, commenta Abzalon en se reculant dans la cage d’escalier. Ce soir, la morgue aura pas assez de toutes ses pinces pour ramasser les cadavres. »

Assis sur les marches, ils attendirent tranquillement que le calme se rétablisse, puis ils gagnèrent la cellule 1331 en enjambant les corps dont certains remuaient encore, en pataugeant dans une mare de sang.

Le Taiseur ne participait jamais aux combats. Comme Abzalon, il n’avait besoin d’appartenir à aucune bande pour inspirer le respect. Sa maigreur presque maladive, sa peau flétrie, sa calvitie prononcée, ses mains et son cou d’une finesse féminine ne lui donnaient pas un physique imposant, mais son regard aigu suffisait à maintenir les autres à distance. Il était tranquillement resté allongé sur sa couchette pendant que ses compagnons de chambrée s’entre-tuaient. Il se redressa sur un coude lorsqu’il découvrit la présence de Lœllo et d’Abzalon dans la travée centrale de la cellule. Originaire comme le Xartien d’une cité des bords du bouillant, il ne transpirait pas, et ses amples vêtements, ainsi que sa couverture et son matelas, gardaient une relative propreté.

Fidèle à sa réputation, il ne prononça pas un mot tandis que les deux visiteurs se frayaient un chemin entre les couchettes superposées. Il avait une façon de tendre le silence entre ses vis-à-vis et lui qui renforçait son mystère et le rendait inaccessible, insaisissable.

« Ça fait un bout de temps… » commença Lœllo.

Toujours pas de réaction, seulement ce regard noir, impénétrable, qui sondait ses interlocuteurs jusqu’au fond de l’âme. Des blessés geignaient sur les lits environnants. S’ils ne se rétablissaient pas rapidement, ils seraient expulsés par les errants et glanés par la morgue. Ou encore achevés par les plus affamés, dépecés et en partie dévorés. On découvrait parfois, dans les recoins du pénitencier, des cadavres amputés de leur foie, de leurs reins, de leur cœur et même de leurs testicules.

« Tu connais Ab ? »

Les yeux du Taiseur se posèrent sur Abzalon qui eut la fugitive sensation d’être effleuré par un courant glacé.

« On s’est perdus hier soir dans le foutoir des ruelles et des passerelles métalliques, poursuivit Lœllo. Je reconnais que c’était pas très futé de notre part. On est arrivés dans une courette où on a été attaqués par des hommes de Pixal. J’ies ai détectés un peu tard… »

Il narra les événements de la veille sans oublier aucun détail, l’errance d’Abzalon dans le dédale souterrain, sa rencontre avec la créature neutre et froide dont il avait lui-même deviné la présence, la mort des deux derniers hommes de Pixal, la fuite de Fonch. Quand il eut terminé son récit, le Taiseur resta un moment silencieux, puis il se releva et s’assit sur le bord de la couchette.

« J’ai vécu plus de vingt ans dans les monts noirs, et jamais, jamais je n’ai été approché par un Qval. »

Abzalon n’aurait jamais cru qu’une voix aussi grave pût jaillir d’un corps aussi frêle. Les yeux du Taiseur avaient tout à coup recouvré leur éclat, comme si la vie reprenait possession de lui.

« Je les ai aperçus parfois, poursuivit-il en accélérant le débit. Ou j’ai cru apercevoir des formes qui correspondaient aux descriptions des antiques manuscrits moncles, mais j’ai eu beau supprimer un à un tous les attributs de la civilisation estérienne, technologie, vêtements, habitation, feu, je ne suis pas parvenu à entrer en contact avec eux. J’ai cru alors qu’ils ne faisaient aucune différence entre les Estériens, autrement dit qu’ils tenaient tous les hommes et leurs semblables pour responsables de la restriction puis de la destruction de leur terre, mais je m’aperçois, à la lueur de ce que je viens d’entendre, que j’étais dans l’erreur. Je leur ai prêté des sentiments humains, et ils ne pensent pas comme nous. Peut-être même ne pensent-ils pas du tout, du moins au sens où nous l’entendons, peut-être utilisent-ils une autre forme de communication… »

Il parut soudain reprendre conscience de la présence d’Abzalon et de Lœllo, sidérés par ce flot de paroles insolite dans la bouche d’un homme qui prononçait rarement plus de trois mots d’affilée.

« Rien prouve que c’était un Qval, objecta Abzalon.

— Est-ce que tu n’as pas revu des scènes de ton passé, des épisodes de ta petite enfance que tu avais oubliés ? demanda le Taiseur.

— M’a plutôt semblé que ces images venaient pas de moi. En tout cas, j’les reconnaissais pas.

— Les explorateurs des premier et deuxième siècles de l’ère monclale ont décrit les mêmes sensations. » L’excitation échauffait maintenant le Taiseur dont les mains s’agitaient dans tous les sens comme des serpents exaspérés. « Le contact avec les Qvals les a reconnectés à leur mémoire profonde, une mémoire qui ne contient pas seulement leurs propres souvenirs mais également et surtout les clefs profondes de la nature humaine, ses liens intimes avec l’univers…

— Quand ce… cette chose m’a touché, j’avais juste la trouille, reconnut Abzalon.

— La culture estérienne assimile les Qvals à la peur et à la mort. Dans leur inconscient collectif, les hommes n’ont pas trouvé d’autre façon de justifier leurs actes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les terreurs implantées depuis la naissance remontent à la surface dans ce genre de situation. »

Une expression de méfiance, de haine presque, s’afficha sur la face difforme d’Abzalon.

« Tu causes comme un mentaliste, grogna-t-il.

— Tu ne les portes pas dans ton cœur, n’est-ce pas ?

— J’aime pas ceux qui fouinent dans la tête des autres. »

S’ensuivit un long moment de silence habillé par les gémissements des blessés et les vociférations lointaines qui annonçaient une reprise imminente des hostilités.

« Je ne les aime pas non plus, reprit le Taiseur, mais pour d’autres raisons. Et, si je parle comme un mentaliste, c’est que j’en étais un. J’ai même travaillé pour le compte du gouvernement estérien sur divers programmes d’amélioration du comportement. Et puis j’en ai eu ma claque, j’ai donné ma démission et je me suis rendu dans les montagnes noires afin de réaliser un vieux rêve. Les Qvals me fascinent depuis l’enfance. J’espérais tout apprendre d’eux, vivre en leur compagnie, étudier leur langage, leurs mythes, leurs croyances. Réflexe de mentaliste sans doute. Ils ont sûrement des quantités d’enseignements à nous délivrer. Mais ils ne m’ont pas admis comme l’un des leurs, et je ne sais d’eux pas davantage que ce qu’en ont rapporté les récits des explorateurs du début de l’ère monclale. Tout ça pour vous dire que la rencontre entre un humain et un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.