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Je pourrais multiplier les exemples mais ces deux-là, puisés au sein d’une communauté cohérente, solidaire, illustrent mieux que tout discours les incertitudes qui pèsent sur l’apparition de la vie humaine sur Ester, et je souhaite bien du plaisir à l’historien qui s’acharnerait à rassembler les pièces du puzzle. Pour ma part, je commence à me faire une opinion sur la question et je me hasarderai à présenter ma version des faits si le temps me laisse un peu de répit. En aucun cas je ne prétends à la vérité, car j’en suis arrivé à conclure que la vérité n’existe pas, ou plus exactement qu’elle n’a pas de centre localisable, fiable, qu’elle est le produit, toujours mobile, toujours fuyant, d’un simple faisceau de convergences, qu’elle se déplace au gré des regards que lui accordent les chercheurs, mais j’éprouve le besoin de recréer, à ma manière, la genèse de ma planète natale, conscient qu’une grande part d’orgueil et de puérilité sous-tend ce projet. Ce sera, je l’espère, le dernier coup porté à mon passé, la mise à mort d’une mémoire qui a grevé mon existence. Le sang sur mes mains ne séchera pas, les injustices perpétrées au nom de l’Un et de l’Église monclale ne seront pas réparées, mais mes victimes me pardonneront puisque j’aurai extirpé tout jugement de mon cœur, puisque j’aurai réintégré le cercle…

[Suivent dix lignes indéchiffrables.]

…civilisation dominante d’Ester, indubitablement technologique, industrielle, laborieuse, matérialiste. Maintenant que je la contemple depuis un lointain observatoire, je m’aperçois qu’il ne fait pas bon vivre sur cette petite planète perdue dans l’un des bras spiraux de la galaxie Endrome – mais peut-être cette situation s’est-elle modifiée ? Si je ne me trompe pas dans mes calculs, trois siècles se sont écoulés sur Ester depuis notre départ. D’abord il y règne une chaleur accablante tout au long de l’année, hormis pendant les deux derniers cycles de Vox où les températures atteignent moins trente degrés. Ensuite l’océan qui sépare les deux continents et ceinture de part en part la planète sur une largeur de douze mille kilomètres entre régulièrement en ébullition, réchauffé par des éruptions volcaniques sous-marines qui rendent la navigation quasiment impossible et entraînent la formation de brumes perpétuelles. Son véritable nom est Osqval mais il a bien mérité le surnom usuel de « bouillant » et les divers sobriquets dont l’affublent les gens du peuple, la marmite, le chaudron, la chaude-pisse qval ou encore l’ébouillanteur. Enfin, l’activité humaine a achevé de déséquilibrer une nature déjà ingrate, hostile. Les villes, les mines, les industries ont proliféré au point qu’on ne trouve plus une seule bande de terre vierge sur le continent Nord, que les réserves de minerais et les énergies fossiles sont pratiquement épuisées. La population s’est accrue dans des proportions inquiétantes ces deux derniers siècles – les deux derniers siècles avant notre départ. Les Qvals, ces créatures non humaines chez qui l’Église monclale a fini par reconnaître une forme d’intelligence à défaut d’une âme, ont été chassés de leur territoire et repoussés vers les déserts arides du pôle, mais le gain de place n’a pas suffi et, les satellites étant eux-mêmes saturés, le gouvernement estérien n’avait pas d’autre choix que de se tourner vers le continent Sud, vers la terre des Kroptes, pourtant protégée par le Traité fondamental des littoraux. Je me demande ce que sont devenues ces immenses étendues presque vierges sous l’égide des administrateurs du Nord, des agents gouvernementaux dont le seul but est d’épuiser systématiquement les ressources d’Ester, comme des voleurs saccageant une maison avant de s’enfuir, ne voulant pas laisser à d’autres, encore moins à leurs descendants, les trésors qu’ils ne peuvent emporter. La manière dont les Estériens exploitent – exploitaient ? – leur monde a – avait ? – quelque chose d’un suicide collectif. Il leur restait deux cents siècles avant la dilatation d’Aloboam, soit largement le temps de se préparer au départ, ou à cette autre forme de départ qu’est la mort, mais l’agonie annoncée de leur monde les emplissait d’une rage destructrice qui se traduisait par une quête forcenée des plaisirs et une criminalité galopante.

L’Église monclale a d’ailleurs tiré profit de cette période de troubles pour tenter d’éliminer les religions rivales, qu’elles soient mineures, comme la Fraternité omnique, ou majeures, comme l’Astafer. Les légions secrètes du Moncle se sont répandues comme des serpents dans les rues des mégapoles nordiques, ont frappé les ennemis de l’Un et disséminé sur les lieux de leur forfait des indices accusant leurs adversaires. J’ai moi-même égorgé des prêtres astafériens avec le poignard traditionnel des frères omniques, j’ai torturé des femmes et tracé sur leur corps le symbole d’Astafer, l’étoile à six branches, j’ai soutenu de fausses accusations contre les ermites du culte de Vox… J’en retirais à l’époque du plaisir et de la fierté, persuadé que j’agissais dans l’intérêt de l’Un. J’œuvrais pour l’horreur avec le zèle impudent des exaltés, je croyais gagner ma place parmi les élus, brûlais du feu sacré de ma mission, jouissais des coups que je donnais, du sang qui m’éclaboussait, des ultimes souffles qui m’effleuraient. Lorsque le dégoût a brisé la digue érigée par ma foi, il m’a balayé avec la force d’un torrent. Je me demande encore comment j’ai réussi à surnager au milieu de ces flots d’amertume, de ces remords froids qui me rongeaient comme des acides. Les exactions des moncles passèrent inaperçues au milieu des vagues criminelles qui submergeaient le continent Nord, les satellites, et jetaient autant de coupables que d’innocents dans les prisons dont la plus célèbre est – était – celle de Dœq.

Le culte d’Astafer, qui avait empoisonné l’Église monclale pendant plus de quinze siècles, disparut pratiquement de la surface d’Ester en moins de vingt ans. Je fus convoqué par le conseil des dioncles au début de l’hiver de Vox en l’an 2781 du calendrier monclal. Je m’imaginais que mes supérieurs, satisfaits de mes bons et loyaux services, m’élèveraient à la dignité de dioncle. J’étais loin de la vérité, mais le centre de la vérité, je le répète, est insaisissable…