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Sept jours la séparaient de la cérémonie officielle de son mariage avec Isban Peskeur. Elle espérait qu’en tant que cinquième épouse elle serait mieux traitée que les femmes des louagers. Rijna ferait tout ce qui était en son pouvoir – et son pouvoir était grand – pour parsemer d’obstacles le chemin qui conduisait à la couche du patriarche. Ellula était désemparée au point de souhaiter cette union, non qu’elle ressentît le moindre élan affectif ou sensuel pour Isban Peskeur, mais elle était prête à consentir tous les sacrifices pour échapper à la traite ou à d’autres travaux de ce genre. Qu’au moins la fin de son séjour sur Ester ne se consume pas en d’épouvantables corvées.

Elle sentit tout à coup une présence derrière elle. Elle eut en même temps la vision d’un jeune homme aux traits fins, aux yeux clairs et à la barbe clairsemée. Elle sut avant de se retourner qui s’était ainsi approché dans son dos. Elle éprouva une joie mêlée de peur : c’était son seul allié dans un environnement hostile, et ses regards l’invitaient à explorer des territoires dangereux.

« Rijna, cette marâtre, vous traite comme la dernière de ses domestiques ! »

Ellula s’essuya le front d’un revers de main, lança un coup d’œil par-dessus son épaule, aperçut la silhouette immobile d’Eshan Peskeur dans l’allée centrale de l’étable, vêtu d’une chemise grise ouverte sur son torse frêle, d’un pantalon noir et de sandales de cuir.

« Je trouve tout à fait naturel de participer aux travaux du domaine », dit-elle en recommençant à presser les tettes, tellement troublée qu’elle ne s’apercevait pas qu’elle ne tirait plus une seule goutte de lait du pis crevassé.

Eshan s’avança et flatta de la main le flanc de la yonaka.

« Rijna a fait le même coup aux trois autres épouses. Kephta, ma mère, m’a raconté qu’elle l’a obligée à nettoyer la maison de fond en comble pendant une quinzaine de jours. Je suppose que c’est sa manière de souhaiter la bienvenue aux nouvelles… »

Ellula devina que les yeux du jeune homme s’égaraient sur ses cuisses découvertes, mais le seau coincé entre ses genoux l’empêchait de rabattre sa robe.

« Les brimades ne s’arrêteront pas après la cérémonie, poursuivit Eshan. Vous devrez vous imposer dans… dans le lit de mon père. Il ne manifeste guère ses émotions, mais j’ai cru m’apercevoir qu’il ne restait pas indifférent à votre beauté. À sa place, je ne permettrais pas à une vieille femme acariâtre de vous enfermer dans une étable, j’aurais pour vous tous les égards, j’ordonnerais à chaque femme, à chaque homme de ce domaine de satisfaire toutes vos exigences. On ne reçoit pas la déesse Ellula comme un ventre-sec. »

Sa voix s’était gonflée de dépit lorsqu’il avait prononcé ces derniers mots. En dépit de la moiteur ambiante, Ellula percevait sur sa nuque le souffle brûlant de sa colère. Le souffle de son désir également, qui éveillait dans son corps des frémissements inconnus. Elle avait cessé de traire mais elle restait agrippée aux tettes comme à une rambarde dressée au bord d’un précipice.

« Ma déesse, gémit-il. Pourquoi l’ordre cosmique t’a-t-il expédiée dans les bras de mon père ? »

Les mains d’Eshan se posèrent comme des oiseaux effarouchés sur la coiffe d’Ellula, s’aventurèrent sur son cou. Cette caresse aurait dû l’indigner, elle lui apparut comme la plus agréable, comme la plus exquise des déclarations. Ses genoux se relâchèrent, le seau se renversa, répandit son maigre contenu dans la litière. La yonaka, agacée par les zihotes, commença à s’agiter, à renâcler. Eshan tira le tabouret d’Ellula vers l’arrière et, ne lui laissant pas le temps de se lever ni de changer de position, plongea résolument les mains dans l’échancrure de sa robe. Elle tressaillit lorsque les doigts du jeune homme, la sueur aidant, se faufilèrent sous son corset et rampèrent sur ses seins. Elle ferma les yeux et s’abandonna à ce contact. Quelque part en elle retentissait la voix lointaine et sèche de Mazira, égrenant les commandements de l’épouse. La tyrannie des mille démons de l’egon balayait comme fétus de paille les règles qu’on lui avait inculquées depuis sa tendre enfance. Les doigts d’Eshan, penché sur elle, soufflant sur elle, l’inondaient d’un plaisir indescriptible. Elle ployait de plus en plus sous son poids, au point que sa tête touchait presque ses genoux, que son corset lui coupait la respiration. Elle n’avait pas la force de retenir les gémissements qui s’exhalaient de ses lèvres entrouvertes. Les soupirs d’Eshan ressemblaient à des sanglots étouffés. Il y avait de la colère, du désespoir dans ses frottements impétueux, dans la brutalité de ses caresses, une volonté farouche de la marquer au fer de son désir. Elle sentait entre les étoffes une forme oblongue et dure qui lui appuyait sur la colonne vertébrale. Au bout d’un moment, il se releva, retira les mains de son corset, la prit par les épaules, la retourna avec autorité, s’accroupit devant elle et l’embrassa avec une fougue telle que leurs dents s’entrechoquèrent. La yonaka affolée frappait la litière à coups de sabot et mugissait à fendre l’âme. N’importe qui aurait pu les surprendre dans cette étable ouverte à tous vents, mais ils n’avaient pas conscience du danger, se croyant coupés du reste du monde, isolés par un charme, comme ces héroïnes de l’Amvâya qui continuaient de danser et de chanter au milieu des Qvals aux mille faces. La loi kropte, pourtant, était impitoyable pour les amants illégitimes. On les ligotait et on les jetait dans des fosses que les voisins ou les voyageurs étaient conviés à combler de pierres et de terre. La famille de l’homme était dépossédée de ses terres et condamnée à vivre dans l’errance, la famille de la femme frappée d’infamie pendant sept générations. Eshan et Ellula n’en avaient cure, ils se mordaient, ils se dévoraient avec un appétit décuplé par la perception coupable de cette double trahison. Elle ne protesta pas lorsqu’il entreprit de lui retrousser sa robe et son jupon jusqu’à la taille. Peut-être était-ce la solution choisie par l’ordre cosmique pour précipiter sa perte, pour l’inviter à son dernier voyage ? Au moins sa vie n’aurait pas été totalement stérile puisque Eshan l’aurait révélée à elle-même, aurait ébloui ses sens, puisqu’elle aurait mêlé sa sueur, sa saveur, sa salive, son odeur à celles de l’homme à qui elle avait choisi de se donner.

Eshan dégrafait fébrilement les boutons de son pantalon lorsqu’une voix aiguë retentit, bien réelle celle-là.

« Eshan ! »

Saisi, il bondit sur ses jambes avec la vivacité d’un aro sauvage.

« Ma mère », chuchota-t-il.

Par gestes, il intima à Ellula de se rajuster, de ramasser le seau et de se replacer devant le pis de la yonaka. Lui-même reboutonna précipitamment son pantalon, défroissa sa chemise et remit un semblant d’ordre dans ses cheveux détrempés. Ellula eut l’impression d’un grand déchirement, d’une brutale glaciation après une explosion de vie. Elle rabattit machinalement son jupon et sa robe, arrangea sa coiffe et son corset, replaça le tabouret devant la yonaka, récupéra le seau, appuya le front sur le flanc couvert de zihotes puis, tremblante, au bord des larmes, pressa les trayons avec une maladresse révélatrice de son désarroi.