CHAPITRE V
L’ESTÉRION
Les satellites Vox et Xion, colonisés au XXIIIe siècle de l’ère monclale, firent l’objet de terribles conflits jusqu’au XXVIe siècle. Les grandes compagnies d’exploitation minière poussèrent les colons, menés par le sécessionniste Sten Vary, à proclamer leur indépendance. Principales pourvoyeuses en matières premières indispensables à la production d’énergie magnétic et à la fabrication des navettes estersat, les compagnies étaient excédées par le monopole du CEE, le Cartel estérien des énergies. L’émancipation des satellites représentait pour elles la garantie d’une libre exploitation et d’une augmentation substantielle de leurs profits. À contrario, le gouvernement estérien ne pouvait reconnaître l’indépendance de ses colonies : forts de leurs richesses minières, les satellites auraient tôt ou tard les moyens de constituer une armée puissante et seraient tentés de prendre le contrôle d’Ester, de recoloniser en quelque sorte leur ancienne planète.
Les édiles estériens n’avaient pas envisagé, en revanche, que la guerre s’avérerait aussi longue, aussi meurtrière, aussi destructrice. Truffés de nanotecs destinés à compenser la faible gravité et la pénurie d’oxygène, les colons se révélèrent des adversaires redoutables dans les combats au sol. Sur les deux millions de soldats estériens ayant participé aux batailles, un million huit cent mille trouvèrent la mort. De même, sur les mille navettes de liaison estersat expédiées sur Vox et Xion, les mines aériennes en détruisirent plus de neuf cents. Les réserves de magnétic, les stocks de minerais, les citabulles, les biosphères agricoles, les réseaux d’énergie, toutes ces réalisations d’une civilisation balbutiante, fragile, furent entièrement anéanties. On établit à vingt millions le nombre de victimes voxiones, militaires et civiles. Sten Vary fut capturé, jugé et précipité dans un puits d’eau bouillante, les compagnies dissoutes et remplacées par des firmes à la solde du pouvoir estérien. La guerre n’entraîna pas seulement le désastre écologique des satellites, mais elle marqua le point de départ du déclin économique d’Ester.
Il fallut reconstituer la flotte de navettes estersat, rebâtir des biosphères, rouvrir les puits d’extraction, rétablir les voies commerciales. Deux siècles furent nécessaires pour cicatriser les gigantesques blessures ouvertes par la guerre. On modifia le système génétique des colons de la deuxième vague, choisis parmi les criminels, les opposants politiques, les terroristes, afin d’éradiquer de leur cerveau tout germe de révolte.
Cependant, la guerre eut une autre conséquence, indirecte celle-là : la démographie galopante d’Ester, l’épuisement des gisements, la pollution de l’air et de l’eau, la manifestation annoncée des premiers signes d’instabilité d’Aloboam se conjuguèrent aux difficultés spécifiques des satellites – faible gravité, défaut d’oxygène, vie confinée dans les biosphères – pour pousser le gouvernement estérien à explorer des voies radicalement différentes. Plusieurs programmes furent proposés et aussitôt abandonnés, comme l’exploitation de l’océan Osqval ou encore l’estéraformation de Vox et Xion. Un projet finit par se dégager, qui était en réalité la combinaison de deux et qui permettait de dégager une solution sur le court et sur le long terme : la recherche d’une terre nouvelle aux caractéristiques très proches de celles d’Ester répondait au problème de la dilatation d’Aloboam et de l’extinction de son système ; la remise en cause du sacro-saint Traité des littoraux, autrement dit l’ouverture du continent Sud à une éventuelle colonisation, résolvait en partie les difficultés démographiques et écologiques de la planète. On mit d’abord à contribution les astronomes de l’académie de Vrana, qui, à l’aide de télescopes et de capteurs spectraux, scrutèrent le ciel sans relâche et tentèrent de découvrir une planète habitable parmi les systèmes observables. Une équipe de mentalistes fut ensuite chargée de sélectionner les candidats au premier exode. L’armée se prépara à envahir le continent Sud, une simple formalité dans la mesure où la non-violence était l’un des commandements majeurs de la religion kropte. Enfin, les scientifiques et les techniciens les plus qualifiés d’Ester furent rassemblés sur Vox pour concevoir et réaliser l’Estérion, qui acquit rapidement le surnom de « vase » ou d’« amphore », tant sa forme – proue large et plate, taille étranglée, poupe arrondie presque obèse – évoquait celle de ces récipients qu’on trouve dans n’importe quelle maison du continent Nord. On aurait également pu le comparer à une alviola, un insecte parasite des monts Qvals, ou encore, et certains ne s’en sont pas privés, au corps d’une déesse callipyge de la religion primitive des Grandes Assuors.
« Vous pensez réellement que ce… que cette chose puisse franchir une distance de douze années-lumière ? »
Debout devant la baie du salon, le prémiaire fixait l’Estérion avec une moue sceptique. Moteurs coupés, la navette gouvernementale s’était calée sur l’orbite de la gigantesque masse noire qui occultait en grande partie le fond grisâtre de Vox.
« Cela prendra du temps, monsieur, répondit Jij Olvars, le technicien responsable du chantier. Environ cent vingt ans à la vitesse de trente mille kilomètres par seconde, stabilisée par le voleur de temps. »
Le prémiaire pivota sur lui-même avec une extrême vivacité et planta son regard de rapace dans celui de Jij Olvars.
« Il n’a pas été possible de faire plus vite ?
— C’est un engin expérimental, monsieur. Au-delà de cette vitesse, sa fiabilité ne serait pas garantie.
— Et, à trente mille kilomètres par seconde, vous me certifiez qu’il atteindra sa destination ? »
Le technicien chercha un appui parmi les astronomes, les trois mentalistes de l’Hepta, les administrateurs et les dioncles assis autour de la grande table de conférence, mais tous baissaient la tête, le laissant se débrouiller seul avec le chef du gouvernement estérien. Chacun avait son lot de problèmes et serait tôt ou tard placé sur la sellette. Sculptés par les faisceaux crus des appliques, les visages tendus, figés, évoquaient les masques tragiques du théâtre omnique.
« Je ne peux rien garantir, monsieur. Nos calculs sont théoriques et certains paramètres ne sont pas vérifiables, même si nous avons pris toutes les précautions, multiplié les essais. »
Le prémiaire hocha la tête. Vêtu d’un costume sobre dont la veste était boutonnée jusqu’à la base du cou, incapable de rester en place plus de trente secondes, il marchait sans cesse de la table à la baie, de la baie à la porte, de la porte à la rangée de hublots opposée, des hublots à la table. Ses cheveux blancs et ras accentuaient la sévérité d’une face qu’aucune ride ne creusait – l’action des molécules de jouvence sans doute. Il avait accédé à la fonction de triumvir une trentaine d’années plus tôt, avait rapidement pris l’ascendant sur les deux autres membres du gouvernement et s’était autoproclamé prémiaire, un titre qui lui donnait le pouvoir absolu sur Ester et ses deux satellites. N’accordant qu’une confiance limitée à ses deux collègues du triumvirat et aux administrateurs régionaux, il leur concédait les tâches les plus courantes, les plus routinières. Il leur avait, par exemple, confié l’annexion du continent Sud, une mission facile qu’aurait exécutée n’importe quel officier subalterne.