— Nous estimons que nous n’avons pas à nous justifier de nos choix, monsieur, attaqua la plus vieille des deux femmes d’une voix perforante. Nous sommes des techniciens de l’esprit, même si certains nous dénient ce titre. Le facteur humain n’est ni plus imprévisible ni plus fiable que les facteurs astronomique ou matériel. Il entre également dans un cadre strict de probabilités. »
Le prémiaire soupira et dévisagea tour à tour les trois mentalistes dont les visages restèrent de marbre.
« Je suis en droit, me semble-t-il, de vous réclamer des comptes. » Sa voix conservait son calme mais les marques de son impatience se devinaient dans son souffle accéléré et dans certaines de ses intonations. « Je n’ai rien contre vous trois, mais j’apprécie moyennement l’absence de Mald Agauer ou d’un autre membre de l’Hepta. Pourquoi ne se sont-ils pas déplacés en personne ? Leur temps est-il si précieux qu’ils n’ont pas trois heures à me consacrer ? Je sais que les mentalistes n’aiment pas qu’on se mêle de leur travail, mais, bordel ! ce programme vous a été commandé par le gouvernement estérien. Il faudrait vous enfoncer dans le crâne qu’il engage l’avenir de l’humanité estérienne et que je n’ai strictement rien à foutre de vos susceptibilités corporatistes !
— Vous n’avez pas exigé de Jij Olvars qu’il justifie chacun des procédés ou des matériaux utilisés pour la construction de L’Estérion, intervint la jeune femme blonde. Ses connaissances outrepassant votre seuil de compétence, vous n’avez pas d’autre choix que de lui accorder votre confiance. Mais, en tant qu’être humain, vous pensez avoir votre mot à dire sur le matériau humain, vous vous autorisez un avis. Or vous ne pouvez juger qu’au travers d’un tamis tendu par votre mémoire cellulaire, par votre affect, par votre intellect. »
Sa voix suave et basse avait un effet apaisant, presque hypnotique. Elle aurait pu être jolie avec ses grands yeux bleus et ses lèvres sensuelles, mais son absence d’expression, si elle ne l’enlaidissait pas, ne la rendait ni sympathique ni attirante. Le problème avec les mentalistes, c’est que leurs interlocuteurs ne savaient jamais jusqu’à quel point ils étaient manipulés.
« J’ai des pensées, des sentiments, des émotions, un passé comme tout un chacun, je suppose, grommela le prémiaire.
— Le but du corps des mentalistes est précisément d’avoir une vision claire, statistique, rationnelle du comportement humain et dérivé, dit la blonde. C’est-à-dire dégagée de la subjectivité, de l’influence de l’inconscient et de la mémoire cellulaire. Nous nous plaçons sur un plan d’observation où vous ne pouvez pas nous rejoindre. C’est pourquoi nous ne vous demandons pas de nous comprendre, monsieur, mais d’accepter notre point de vue de spécialistes comme vous avez accepté celui de Jij Olvars, ou encore des astronomes lorsqu’ils vous affirment avoir localisé une planète aux caractéristiques similaires à celles d’Ester.
— Ne comparons pas ce qui n’est pas comparable, protesta maître Kalris, le président de l’AAV, l’Académie astronomique de Vrana, un homme d’une centaine d’années au crâne rasé et aux lourdes paupières qui tiraient sur ses yeux jaunes un rideau presque hermétique. L’hypothèse de la vie sur une planète éloignée est le résultat de l’observation, de l’analyse spectrale, d’une multitude de données qui se recoupent. Il serait prétentieux et vain que de prétendre à la certitude absolue, mais notre démarche a été dictée par les critères scientifiques les plus rigoureux. Je ne vois pas que les mentalistes aient démontré la même exigence dans la conduite de leurs propres travaux. Les hommes et les femmes de qualité ne manquent pas sur Ester et le Voxion, et le…
— Quels sont selon vous les critères de qualité requis pour ce voyage ? coupa la plus âgée des mentalistes.
— Une bonne santé, une intelligence au-dessus de la moyenne, une moralité irréprochable, une aptitude certaine à résoudre les problèmes techniques… »
Maître Kalris chercha une approbation sur le visage du prémiaire mais celui-ci, consterné par le côté simpliste de l’énumération, ne lui accorda aucun regard.
« Nous parlons d’envoyer des Estériens dans l’espace, maître Kalris, articula la blonde avec force. Nous parlons de les arracher de leurs racines et de les maintenir pendant cent vingt ans, c’est-à-dire pendant deux ou trois générations, en milieu confiné, sans autre horizon que des cloisons, des planchers et des plafonds métalliques. Savez-vous ce que devient un homme sain de corps et d’esprit enfermé dans la cellule d’une prison ? Avez-vous observé à quelle vitesse il perd ses repères sociaux ? »
L’astronome eut un geste du bras signifiant que ce genre d’observation ne relevait ni de son intérêt ni de sa compétence.
« Et, pourtant, un détenu n’est pas environné de vide, il garde les pieds sur terre, il respire l’air de son monde natal, poursuivit la blonde. En prison, il a le choix entre deux types de comportement : la défaite ou la survie. Pour survivre, il doit renouer avec son instinct animal, se comporter comme un fauve, s’adapter en permanence, tuer ou être tué.
— C’est ce genre d’énergumènes que vous projetez d’embarquer dans L’Estérion ? ricana maître Kalris.
— Des hommes ordinaires paniqueraient, perdraient les pédales, tandis qu’eux connaissent déjà ce type de situation, gèrent quotidiennement l’insupportable tension engendrée par l’exiguïté. Nous avons fait le pari qu’ils s’adapteraient mieux et plus vite que de soi-disant candidats triés sur le volet. À leur manière, ils forment une élite, pas au sens éthique où vous l’entendez mais sur le plan de l’efficacité. Encore une fois, nous n’avons pas été mandatés pour ratiociner sur des règles de moralité, ne vous en déplaise, n’en déplaise aux représentants de l’Église monclale, mais pour optimiser les chances d’atteindre le but.
— Pourquoi avez-vous décidé de leur livrer les Kroptes en pâture ? » s’enquit le prémiaire.
Les trois mentalistes s’absorbèrent à nouveau dans une conversation télémentale qui eut le don de l’indisposer.
« Quand vous en aurez fini avec vos apartés, siffla-t-il, vous condescendrez peut-être à me donner une explication ! »
Ce fut l’homme dérivé qui répondit :
« Chaque pièce a deux faces, monsieur. » Impossible de déterminer si sa voix synthétique était masculine ou féminine. « Les Kroptes représentent l’autre face des détenus. Côté pile, pas d’espoir, pas de foi, pas de lois, pas de femmes ; côté face, un système de croyances monolithique, la polygamie, le mythe de la terre promise…
— Ils ont déjà trouvé leur terre promise, le continent Sud, objecta le prémiaire.
— Nous pensons qu’ils ont gardé au fond d’eux la dynamique de l’exode. Nous sommes même persuadés que le mythe a influé sur leur patrimoine génétique. La proportion de quatre femmes pour un homme tendrait à prouver qu’ils se sont préparés de tout temps à un nouveau départ.
— Je ne vois pas le rapport entre…
— La polygamie ne résulte pas chez eux d’un simple assujettissement des femmes mais d’une volonté inconsciente de préserver le potentiel procréateur. Procréer est la meilleure manière pour un peuple pacifique et vulnérable d’assurer sa pérennité.