« Personne ne prétend le contraire, monsieur l’astronome, lâcha le prémiaire entre ses lèvres serrées. L’Église a simplement acheté son billet pour le premier voyage. Il me paraît juste qu’elle soit la première à recueillir les fruits de ses investissements, d’autant qu’elle est désormais la religion la plus répandue sur le continent Nord et les satellites. En contrepartie, pour sceller notre alliance plus exactement, elle accepte de prendre sur elle le sang kropte.
— Ce ne sera ni le premier ni le dernier, maugréa maître Kalris.
— Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’elle proclamera l’hérésie des Kroptes, poursuivit le prémiaire sans tenir compte de l’intervention. Il nous fallait une… une caution morale pour justifier auprès de l’opinion l’exécution de cinq ou six millions d’êtres humains.
— Est-il indispensable de les tuer pour occuper leurs terres ? Nos ancêtres ne se sont pas montrés aussi radicaux envers les créatures non humaines des monts Qvals… »
Le prémiaire revint se poster devant la baie et, tout en contemplant d’un œil distrait la masse noire de L’Estérion, s’absorba un long moment dans ses pensées. Seul le grésillement des appliques et le frottement régulier de la jambe de Jij Olvars contre un pied de la table troublèrent le silence profond de l’espace.
« La situation n’était pas comparable, murmura-t-il sans se retourner. Les Qvals ont aujourd’hui disparu de la surface d’Ester, et nous en sommes arrivés à un point où nous ne pouvons plus épargner les bouches inutiles. Nous luttons pour la survie de notre espèce, maître Kalris, et nos mesures seront désormais à la hauteur de notre ultime combat : drastiques, sélectives, impitoyables. Je compte bientôt promulguer un décret qui réglementera la liberté d’expression et condamnera à mort tout individu coupable du délit d’opinion. À partir d’aujourd’hui, prenez garde à vos paroles, elles pourraient vous mener tout droit dans un puits d’eau bouillante. Le Moncle n’a peut-être pas acheté vos âmes, selon votre expression, mais votre collaboration au projet, essentielle, je vous le concède, ne vous dispense en aucune façon d’observer la règle commune. L’Estérion s’envolera à la date prévue. Les facteurs humains ne nous empêcheront pas de respecter nos délais. »
Les détenus marchaient d’un pas hésitant au milieu des grilles magnétic dressées de chaque côté des avenues de Vrana. Bouclés depuis plus d’une semaine dans des cellules individuelles de deux mètres carrés, les cinq mille rescapés de Dœq avaient été libérés à l’aube. Entravés par de courtes chaînes, escortés chacun de deux soldats des forces armées estériennes, on les avait rassemblés dans la cour de l’ancien centre de soins de la capitale du Nord. Là, un délégué du gouvernement juché sur une estrade leur avait expliqué qu’ils avaient été choisis pour vivre la plus formidable aventure jamais expérimentée par le genre humain. Trop affaiblis pour accorder de l’attention à ses paroles, ils l’avaient vaguement entendu évoquer un voyage interstellaire de cent vingt ans, la mission qui leur était confiée de jeter un pont entre Ester et le nouveau monde découvert par l’Académie astronomique de Vrana, la possibilité de rendre un très grand service à l’humanité et de racheter ainsi leurs fautes. Eux ne songeaient qu’à se remplir l’estomac et à dormir.
Les conditions s’étaient tellement durcies à Dœq que le sang avait coulé sans interruption dans les couloirs et les cellules, que la moindre cuillerée de soupe, la moindre bouchée de rondat, la moindre parcelle de matelas, le moindre bout de tissu avaient engendré des batailles meurtrières, que l’organisation mise en place par les clans dominants avait volé en éclats et cédé la place à une confusion encore plus meurtrière. C’est ainsi qu’Abzalon avait pu régler son compte à Fonch avant de s’occuper du cas de Pixal. Il avait coincé le quartre dans un couloir et lui avait brisé les quatre membres à main nue avant de lui transpercer le ventre avec ses doigts, de lui arracher le foie et de le manger sous le regard exorbité de sa victime. Quant à Pixal, le chef du clan lâché par les siens, il avait commis l’erreur fatale de s’aventurer seul dans la cellule où s’étaient installés Abzalon et Lœllo : il s’était retrouvé pendu avec ses propres tripes aux barreaux de l’unique lucarne. Une frénésie destructrice s’était emparée des deks tandis que se rétrécissait leur espace vital, que ce fumier d’Erman Flom fermait l’un après l’autre les cellules, les couloirs, les étages et rationnait la nourriture avec une régularité implacable, que les rondats se faisaient de plus en plus rares, que les latrines s’engorgeaient, que l’exiguïté contraignait les hommes à se frotter en permanence les uns aux autres. La morgue automatique avait cessé ses rondes quotidiennes et laissé les cadavres pourrir sur place. La puanteur presque palpable avait largement contribué à accentuer l’hystérie sanguinaire des détenus.
Abzalon et Lœllo avaient décidé d’établir des tours de garde : l’un veillait pendant que l’autre dormait, mangeait ou satisfaisait un besoin naturel. Ils étaient parvenus à déjouer de nombreuses agressions au prix d’une vigilance de tous les instants et de son corollaire, une fatigue nerveuse qui les avait peu à peu vidés de leur énergie. Les foies de leurs adversaires, que Lœllo lui-même s’était efforcé d’ingurgiter malgré sa répulsion pour la pratique cannibale, n’avaient pas suffi à les reconstituer, et c’était avec un grand soulagement qu’ils avaient vu arriver un détachement de l’armée estérienne commandé par Erman Flom. Un jeune dek n’avait pas résisté à la tentation de se jeter à la gorge du directeur et de l’étrangler. Ni les soldats ni les RS n’étaient intervenus pour sauver Erman Flom, qui s’était débattu un long moment avant de céder subitement et de s’effondrer sur le carrelage souillé de sang. Le meurtrier n’avait même pas été châtié pour son geste, comme si la mort du directeur n’avait été que la conséquence attendue, voire souhaitée, du programme des mentalistes dont avait parlé le Taiseur. Les cinq mille deks survivants avaient été transférés à Vrana par une noria de véhicules blindés de l’armée et enfermés dans des cellules individuelles équipées en tout et pour tout d’une paillasse et d’un trou d’évacuation. On leur avait servi deux repas assez copieux par jour, mais ils n’avaient pas eu la possibilité de récupérer : leur système nerveux, laminé par les années passées dans l’enfer de Dœq, leur interdisait de trouver le sommeil.
« Si on nous a permis de nous entre-tuer, ce n’est certainement pas pour nous gracier et nous proposer une reconversion paisible, avait dit le Taiseur. Nous resterons jusqu’à notre mort des indésirables, des assassins et des violeurs aux mains et à l’âme tachées de sang. »
Ils étaient sortis de leur cellule avec la plus grande circonspection lorsque les soldats étaient venus leur ouvrir la porte. Éblouis par la lumière du jour naissant, ils avaient marché au jugé, d’une allure rendue maladroite par la chaîne qui leur reliait les deux chevilles. Dans la cour, Lœllo était venu se placer aux côtés d’Abzalon, un pâle sourire sur sa face émaciée. On lui avait retiré ses bottes pour lui enserrer les bracelets de la chaîne. De son pantalon de toile et de sa chemise ne subsistaient que des lambeaux reliés les uns aux autres par les fils de la trame. Des mèches blanches parsemaient dorénavant sa chevelure bouclée et sa peau, autrefois hâlée, avait pris une teinte cireuse qui le vieillissait de vingt ans. En comparaison, Abzalon paraissait avoir mieux supporté son séjour dans l’obscurité du minuscule cachot, mais il était difficile de détecter des traces d’usure sur sa trogne tellement cabossée qu’elle paraissait avoir été forgée par un marteau frénétique. Il avait gardé le pantalon trop petit qu’il avait récupéré sur le cadavre de l’un des hommes de Fonch dans le labyrinthe souterrain des Qvals. Les coutures avaient pratiquement toutes cédé mais il tenait par miracle sur ses hanches de plus en plus saillantes. Le Taiseur, dans un état pitoyable – maigreur maladive, dents déchaussées, cernes violacés –, s’était joint à eux.