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Extraits du journal du moncle Artien.

CHAPITRE PREMIER

DŒQ

Adossé au massif du Qval, bâti d’énormes blocs de granit noir, le pénitencier de Dœq était sans doute la construction la plus monumentale du continent Nord, plus imposante que le siège du gouvernement estérien, que le grand temple de l’Église monclale ou que le palais tarabiscoté de l’Astafer.

Le premier mur d’enceinte s’étendait sur une dizaine de kilomètres, percé tous les cinq cents mètres d’une porte métallique, hérissé de tours de surveillance, recouvert d’un filet serré de lignes magnétic entrecroisées d’où tombaient de temps à autre de somptueuses grappes d’étincelles bleues. La prison originelle, un petit centre de détention pour délinquants mineurs, avait d’abord été agrandie pour faire face aux premières vagues de criminalité, puis de nouvelles constructions étaient venues s’emboîter les unes dans les autres, toujours plus hautes, toujours plus vastes, jusqu’à ce que l’administrateur de la région qval – l’ancien territoire des Qvals annexé en 2750 du calendrier monclal – décide d’édifier ce gigantesque mur d’une hauteur de cent cinquante mètres. Dressé comme un paravent monstrueux devant les lignes déchiquetées des montagnes noires, il avait l’incontestable mérite de soustraire aux regards des riverains et des voyageurs la tumeur architecturale du pénitencier.

Dœq accueillait à présent la plupart des meurtriers masculins d’Ester et des satellites, membres de la pègre, fanatiques religieux, terroristes, tueurs en série, psychopathes. La population carcérale ayant augmenté dans des proportions alarmantes – cent cinquante-sept mille prisonniers lors du dernier recensement –, l’administrateur avait requis auprès des autorités estériennes l’autorisation d’organiser des exécutions en masse. Une délégation composée de membres du gouvernement, de mentalistes et de techniciens s’était présentée le lendemain pour lui expliquer que les détenus de Dœq entraient dans un projet classé pour l’instant secret, qu’il ne fallait donc pas les exterminer mais organiser une telle promiscuité, une telle pénurie, une telle insécurité qu’ils se réguleraient d’eux-mêmes et que, par le biais de la sélection naturelle, les plus faibles seraient éliminés au profit des plus forts. Pour l’administrateur, ainsi que pour la grande majorité des Estériens, les criminels étaient des rebuts, des ventres inutiles, des parasites, des êtres tordus qui ne méritaient pas le nom d’hommes, mais il n’avait pas songé un instant à réfuter une consigne qu’il jugeait pourtant idiote, car il ne tenait pas à être démis du poste très lucratif qu’il avait mis plus de quinze ans à conquérir et pour lequel intriguaient des milliers de candidats dans les couloirs des bâtiments officiels de Vrana, la capitale du Nord.

Après le départ de la délégation, il avait convoqué Erman Flom, le directeur de Dœq, un ancien détenu réhabilité dont la cruauté n’avait d’égale que la cupidité. Ils avaient désactivé leurs systèmes de transmission téléorale et télémentale d’une triple pression de l’index sur la tempe. À chaque fois qu’ils se rencontraient, ils employaient le mode oral simple, d’abord parce qu’ils se trouvaient à un mètre l’un de l’autre et qu’à cette distance ils avaient de fortes chances de s’entendre, ensuite parce qu’ils ne tenaient pas à ce que leurs conversations soient interceptées par des capteurs indiscrets.

« Organisons des paris ! s’était exclamé Flom après avoir pris connaissance des instructions de la délégation. Imaginez tout le fric qu’on pourrait ramasser si…

— Doucement ! Les huiles de Vrana ont été formelles : pas question d’informer la population.

— C’est quoi, ce projet ?

— Je n’en sais pas plus que toi. Une lubie de mentalistes, sans doute. Tout ce qu’ils veulent, c’est que nous rendions la vie impossible aux détenus.

— Je m’en charge, ad. »

L’administrateur avait frémi devant le sourire lugubre qui s’était affiché sur la face tourmentée d’Erman Flom.

L’ancien prisonnier s’était mis à la tâche sans perdre de temps, comme ces aros domestiques qui se montrent les plus implacables des traqueurs pour leurs congénères sauvages. Il avait d’abord supprimé la viande et tout autre apport protéique, les remplaçant par un brouet clair servi deux fois par jour, avait fermé les deux tiers des cellules sous prétexte qu’elles ne correspondaient plus aux normes d’hygiène, regroupé les détenus, les deks, par cinquante dans des cachots prévus pour dix, coupé l’eau, le magnétic, et enfin, pour donner la touche finale à son œuvre, il avait disséminé des stocks d’armes blanches, poignards, pics, étoiles à six branches, dans divers recoins du pénitencier. Le résultat ne s’était pas fait attendre : les équipes sanitaires avaient retiré et brûlé trente mille cadavres la première année et cinquante mille l’année suivante. Dœq n’avait accueilli dans le même temps que dix mille nouveaux pensionnaires et les conditions étaient à nouveau devenues supportables. Erman Flom avait alors fait condamner d’autres bâtiments, si bien que les quatre-vingt-cinq mille deks restants se retrouvaient désormais rassemblés dans l’enceinte de la prison originelle, séparés de l’extérieur par une quadruple rangée de murs qui rendaient toute évasion impossible. Ils s’entassaient dans les anciennes cellules qui se transformaient en fours pendant les treize cycles d’été de Vox et en chambres de congélation durant les deux cycles d’hiver. Privés d’eau, hormis un jour par semaine où elle s’écoulait en filet minuscule de l’unique robinet de la cellule, ils disposaient, pour satisfaire leurs besoins organiques, de récipients métalliques communs qu’ils vidaient dans un caniveau engorgé. Curieusement, malgré les conditions d’hygiène déplorables, malgré le manque d’espace vital, malgré la multiplication des infections, les deks mouraient rarement de maladie, comme si leur désir de vivre s’enracinait de plus en plus profondément dans la promiscuité, dans la saleté et l’odeur suffocante posée sur le pénitencier tel un couvercle de plomb. Les mentalistes et les techniciens de Vrana étaient revenus à plusieurs reprises pour consulter les registres, établir des statistiques et observer la démographie carcérale avec le même sérieux que des zoologues étudiant les migrations des mammifères marins de l’océan bouillant. Ils en avaient conclu qu’une élite commençait à se dégager, que le gouvernement disposerait bientôt d’une troupe de cinq ou six mille hommes aptes à survivre dans des circonstances extrêmes.

« Les deks, une élite ? avait ricané l’administrateur. Vous parlez de la racaille la plus abjecte qui ait jamais été rassemblée à Dœq ! Des bouchers, des écorcheurs, des dépeceurs, des violeurs, des détraqués de toute sorte… Si vous descendiez dans la fosse, vous verriez à quelle vitesse votre putain d’élite vous taillerait en pièces ! Moi j’éliminerais tous ces dégénérés avant que les vents de l’océan bouillant ne transportent leurs miasmes jusqu’à Vrana. Qu’avez-vous vraiment l’intention d’en faire ?

— Vous le saurez bientôt, ad », avait répondu une mentaliste avec un détestable petit sourire en coin.

« J’crois qu’on est suivis… » murmura Lœllo.

Abzalon lança un regard par-dessus son épaule mais ne distingua aucune silhouette dans la pénombre de la courette. Bien qu’Aloboam, ou l’A, se fût couché depuis plus d’une heure, la chaleur n’avait pas diminué d’un degré. Entre les lignes entrecroisées et scintillantes de la grille magnétic, les crêtes des monts Qvals dominaient le faîte du quatrième mur du pénitencier, baignées d’une lumière crépusculaire qui les métamorphosaient en pics sanglants, les « crocs du sacrifice » selon l’expression d’un ami de Lœllo, un ancien mentaliste qui prétendait avoir vécu pendant plus de vingt ans au milieu des Qvals. Abzalon entrevit, au sommet des tours de surveillance, les formes minuscules et figées des robots sentinelles, les RS, munis de détecteurs thermiques et de foudroyeurs. Bien que Dœq fût devenu un champ de bataille d’où était exclue toute notion de règlement, cela faisait maintenant plus de deux ans qu’ils n’avaient pas craché leurs ondes foudroyantes. Personne ne savait pourquoi Erman Flom, l’ancien assassin sorti de la fosse, le salopard, avait ainsi neutralisé ses redoutables gardiens mais chacun présumait qu’il poursuivait un de ces plans foireux dont il avait le secret.