« Nous entrons dans la phase finale du programme, avait-il chuchoté tandis que l’officiel, une huile gouvernementale reconnaissable à son costume sombre parfaitement coupé et à son air important, gravissait les quelques marches de l’estrade.
— J’suis rudement content de vous revoir », avait soufflé Abzalon dans un débordement de joie qui ne lui était guère coutumier.
Les rayons encore pâles de l’A s’étaient reflétés dans ses yeux globuleux et avaient paré sa pauvre bouille d’une grâce enfantine qui avait bouleversé Lœllo.
« Moi aussi, Ab », avait balbutié le Xartien, les larmes aux yeux.
Après le discours du représentant du gouvernement, ils avaient été poussés vers la sortie de la cour et s’étaient engagés dans une première rue encadrée de grilles magnétic. Une foule énorme s’était massée sur les trottoirs et sur les balcons des immeubles, séparée des grilles magnétic par un cordon de sécurité. Quolibets, injures, hurlements avaient salué l’apparition des premiers deks. La procession des futurs passagers de L’Estérion dans les artères principales de la capitale du Nord avait été décidée par le prémiaire en dépit de l’opposition des deux autres triumvirs et de l’administrateur de Vrana. Il s’agissait selon lui de donner un tour solennel à cet embarquement afin de marquer les esprits et d’attiser la flamme défaillante de l’espoir. Il avait donc ordonné aux responsables de la sécurité d’interdire le centre-ville à la circulation et de dresser d’infranchissables grillages magnétic tout au long du trajet entre l’ancien hôpital et l’astroport de Vrana, puis, par l’intermédiaire du CTP, le canal téléoral planétaire, il avait convoqué la population à cette procession solennelle. Le résultat avait largement dépassé ses prévisions puisque plus de vingt millions d’Estériens venus de tous les coins du continent Nord se pressaient depuis la veille sur les sept kilomètres du parcours.
« On s’croirait des bestiaux qu’on mène à l’abattoir ! grogna Lœllo.
— Les bestiaux, on leur crie pas dessus », renchérit Abzalon.
Ils avançaient côte à côte dans le passage d’une largeur de quatre mètres, se tenant à distance respectable des grilles. Leur peau captait les infimes vibrations et la chaleur de l’énergie magnétic qui les aurait happés et réduits en cendres au premier effleurement. Les vociférations de la multitude leur perforaient les tympans, la poitrine et le ventre. Les spectateurs déversaient toute leur colère, toute leur frustration, toute leur peur sur les deks vêtus de haillons, parfois même entièrement nus, qui progressaient en trébuchant, avec une lenteur presque comique, sur le revêtement lisse de la rue. Contrairement aux vœux téléoraux du prémiaire, les spectateurs ne ressentaient aucune sympathie pour ces bannis sur lesquels reposaient tous les espoirs de la civilisation estérienne. Les mentalistes avaient quant à eux estimé que la population du continent Nord éprouvait le besoin impérieux d’une catharsis et que ce défilé « représentait pour elle une belle opportunité de libérer les charges émotionnelles négatives engendrées par les prévisions à long terme de l’agonie d’Aloboam ».
Des grappes humaines colorées et bruissantes, suspendues aux balcons, aux fenêtres, aux toits, égayaient les façades de ces immeubles dans lesquels Abzalon avait autrefois rôdé, à l’affût d’une femme à décortiquer. Il reconnaissait la ville, même débarrassée de ses habituels encombrements aériens ou terrestres, même travestie par cette multitude vociférante. Vrana avait une couleur, une odeur reconnaissables entre toutes, elle émettait une note qui, comme la corde d’un grêlon des rues, déclenchait des vibrations particulières dans son plexus solaire et dans son bas-ventre. Elle avait été son terrain de jeu puis son terrain de chasse, à la fois mère, sœur et maîtresse. Sa rumeur l’avait bercé, sa chaleur l’avait rassuré, son gigantisme l’avait protégé. Il se souvint alors des mots du représentant du gouvernement.
Jamais…
Il suffoqua subitement, chercha son souffle, crut qu’il allait défaillir sous les yeux et les rires des spectateurs, réussit à rester debout, continua de marcher. Il ne laissait pas de famille derrière lui, mais un enchevêtrement de métal et de béton qu’il avait aimé comme une entité vivante, comme une personne, et la séparation le déchirait autant que s’il avait dû quitter définitivement des êtres de chair et de sang.
« J’ai pas tout compris à cette histoire de voyage… »
Lœllo avait hurlé pour dominer les huées de la foule. Ce fut le Taiseur, marchant derrière eux, qui répondit :
« Ils vont nous boucler dans un engin spatial et nous expédier dans un autre coin d’univers. Ils font coup double : ils se débarrassent des parias tout en les utilisant comme cobayes. Leur programme, c’était une sorte d’entraînement à un long voyage dans l’espace. Cent vingt ans, pour être précis. J’avais raison l’autre jour quand je disais que nous avions vécu la meilleure part de notre détention. Dans les jours prochains, nous n’aurons plus de terre sous les pieds, plus de ciel sur nos têtes, nous vivrons dans un Dœq de ferraille et de vide. Nous nous sommes battus, nous avons tué, nous avons bu du sang de rondat et mangé des foies humains pour avoir le privilège de mourir à des millions et des millions de kilomètres de notre monde natal. Baisés sur toute la ligne. Chierie. »
L’affolement enfiévra et agrandit les yeux de Lœllo.
« Mourir ?
— Nous faisons partie d’un projet expérimental. Les responsables de ce programme n’auraient sûrement pas joué avec la vie d’Estériens ordinaires. Je connais suffisamment les mentalistes pour affirmer qu’ils ont au contraire sauté sur l’occasion de… »
La recrudescence des clameurs ainsi que son propre épuisement le contraignirent à s’interrompre. Ils venaient de déboucher sur un large boulevard qu’Abzalon identifia comme la promenade des Prémiaires, l’artère la plus prestigieuse et la plus onéreuse de Vrana, une partie de la ville qu’il n’aimait pas pour son côté trop ordonné, trop aéré, trop prévisible. Au bout se dressait le siège du gouvernement, un bâtiment massif, gris, entouré de colonnes hautes de plus de cent mètres, symbolisant chacune un personnage important de l’histoire estérienne. De chaque côté de la promenade, des tribunes avaient été installées dans lesquelles avaient pris place les milliers de personnalités que comptait la capitale, administrateurs, secrétaires ministériels, officiers supérieurs, dioncles de l’Église monclale, comédiens, chanteurs, peintres, sculpteurs, médialistes, mentalistes, tous ceux qui faisaient et défaisaient les réputations, qui avaient ou croyaient avoir une influence quelconque sur la société estérienne. Ébloui par les rayons rasants de l’A, Abzalon avait l’impression d’avancer dans un chemin tracé au milieu d’un champ de couleurs vives et changeantes.
« Expérimental, cela veut dire que nous avons toutes les chances d’exploser en vol, reprit le Taiseur lorsqu’un silence relatif fut retombé sur le boulevard. En admettant que l’engin soit fiable, nous risquons fort de dériver pour l’éternité dans l’espace. Et si nous atteignons notre destination, cette soi-disant planète découverte par les astronomes de l’Académie, nous nous serons probablement débrouillés pour nous éliminer les uns les autres. Enfin, cent vingt ans, cela nous laisse largement le temps de mourir de vieillesse. Ne compte pas revenir un jour sur ton monde, Lœllo. »