Les chaînes de Lœllo lui pesèrent soudain des tonnes. Il scruta la foule dans l’espoir insensé de reconnaître un visage familier, celui de sa mère, de ses sœurs, d’un ami, peu importait, mais les grilles l’empêchaient de discerner avec précision les traits des hommes et des femmes massés dans les tribunes. Et puis, il aurait fallu un véritable miracle pour capter un regard complice dans cette marée humaine dont les plus hautes vagues culminaient à plus de trente mètres de hauteur et dont l’écume léchait les balcons et les toits. À Dœq, il avait gardé l’espoir de revoir un jour les siens dont il n’était séparé que par quatre murs et quelques milliers de kilomètres, mais dans l’espace il n’aurait ni passé ni avenir, ni descendance ni tombeau, il ne serait qu’un fzal omnique. Il lança un regard éperdu par-dessus son épaule et contempla la longue file des deks. Il en vit un se précipiter sur la grille et s’embraser dans une ultime étreinte magnétic.
Abzalon comprit qu’ils se dirigeaient vers l’astroport, situé au nord de la cité. Il lui était arrivé de se réfugier dans le tarmac, dont le gigantisme et la complexité offraient d’intéressantes possibilités de planque. Il avait regardé les navettes estersat décoller dans un rugissement assourdissant, crachant des colonnes de feu par leurs tuyères, mais jamais il n’avait été effleuré par l’envie d’embarquer et de gagner le Voxion. La perspective de vivre à l’intérieur des biosphères, l’obligation de recourir aux nanotecs correctrices, la faible gravité, tous les inconvénients des satellites le renforçaient dans son conditionnement d’Estérien, d’homme qui pouvait respirer et marcher à l’air libre. L’A, encore bas dans le ciel, déversait son or rose et tiède dans la promenade des Prémiaires, assombrissait les bâtiments dressés vers le ciel comme des bras suppliants. C’était la dernière fois qu’il admirait le lever de l’astre du jour.
Quelqu’un poussa un gémissement dans son dos. Il perçut un cliquetis de chaînes, un bruit de pas précipités, un grésillement prolongé, les cris d’effroi des spectateurs. Il n’eut pas besoin de se retourner.
Il aurait fait exactement la même chose si l’odeur de viande grillée ne lui avait pas donné faim.
CHAPITRE VI
VENTRE-SEC
Le conseil des dioncles nous a contraints, mes confrères de la délégation de l’Église et moi-même, à assister à un spectacle bien cruel avant notre embarquement à bord de l’Estérion. Nous avons été transportés au centre du continent Sud, dans le massif de l’Éraklon plus précisément, au bord d’un cirque où plusieurs milliers de Kroptes avaient été rassemblés, entièrement dénudés (je crois avoir entendu qu’un cartel de grossistes a récupéré leurs vêtements pour les revendre sur les marchés du continent Nord ; il n’y a pas de sots profits). L’officier qui nous accompagnait nous a précisé que « ce genre d’endroit facilitait drôlement le travail », qu’il « suffisait de faire pleuvoir un déluge magnétic pour réduire cette racaille hérétique en cendres », qu’il « n’y aurait même pas besoin de les enterrer ». Il a prononcé ces paroles sans sourire, et c’est ce manque de distance, cette adhésion totale à la volonté conjointe du gouvernement et de l’Église qui m’ont le plus frappé. J’ai alors pris conscience que je préférais les cyniques aux fanatiques, et c’est sans doute à cet instant que s’est fissuré mon attachement au Moncle. On peut toujours se glisser dans le recul pris par les cyniques, les fanatiques ne vous en laissent pas le loisir. Je puis en tout cas affirmer que jamais un espace ne s’est ouvert entre mon poignard et la gorge de ceux que je considérais comme les ennemis de l’Un. J’étais, comme cet officier, incapable d’éprouver la moindre pitié, et moins encore de compassion, pour le père, la mère, le frère, la sœur, le fils, la fille à qui je m’apprêtais à retirer la vie.
L’aéronef de l’armée estérienne a décollé, traversé le cirque et lâché ses bombes magnétic. Mes yeux sont restés secs lorsque le souffle incendiaire s’est répandu parmi les Kroptes, que leurs cheveux se sont enflammés, que leurs peaux se sont noircies, rétractées comme du papier léché par les flammes, qu’elles ont éclaté, libéré du sang coagulé et des morceaux de chair calcinée. Je n’ai ressenti qu’une vague impression de gâchis lorsqu’une deuxième salve de bombes a achevé les blessés et réduit leurs cadavres en cendres. J’étais, je m’en souviens avec une acuité douloureuse, légèrement incommodé par l’odeur de viande grillée et par les hurlements d’agonie. Il me tardait de quitter cet endroit qui semblait avoir été frappé par une malédiction divine. À mes côtés, les visages du moncle Gardy et des dix aspirants qui avaient été choisis pour nous accompagner dans l’espace sont restés de marbre, comme le mien. Nous les moncles avons longtemps estimé que l’expression des émotions et des sentiments était un aveu de faiblesse. À présent, chaque fois que je repense à cette scène, je sens un froid intolérable m’envahir, inversement proportionnel à la chaleur des bombes. Comment avons-nous pu laisser s’accomplir une horreur pareille ? Les rejetons de l’Église monclale sont-ils donc définitivement condamnés à l’indifférence, à l’inhumanité, à la cruauté ? Quelle sorte de revanche prenions-nous sur les Kroptes ? Ou, plutôt, quelle sorte de revanche prenions-nous sur nous-mêmes ?
L’officier nous a ensuite expliqué qu’au même moment d’autres exécutions se déroulaient dans d’autres endroits du continent Sud, que deux jours suffiraient à nettoyer cette région magnifique de la vermine kropte. Puis nous avons été embarqués dans un aéronef, celui-là même qui avait vomi ses bombes quelques minutes plus tôt, nous avons survolé l’océan Osqval et ses grandioses tempêtes bouillantes, une partie du continent Nord et ses hideuses boursouflures industrielles, et nous avons été déposés à l’astroport de Vrana où venaient de décoller cinquante navettes à destination de l’Estérion. Le dioncle Jawahïl, le porte-parole du conseil, nous y attendait pour nous rappeler la grandeur de notre mission et nous exhorter à nous immerger corps et âme dans le flot éternel de l’Un. Il nous a confié que notre mère l’Église plaçait beaucoup d’espoir en nous, ses fils chéris entre tous : nous étions les pierres angulaires du temple que nous étions appelés à bâtir sur un monde vierge. Il n’a pas évoqué le massacre des Kroptes, mais je gage que l’Église nous avait conviés à ce spectacle abominable dans le but de nous renforcer dans notre foi, de nous lier à elle par un secret inavouable. La plupart des grandes réalisations humaines sont ainsi bâties sur des fondations de souffrance et de sang. Le dioncle Jawahïl nous a ensuite bénis sur la passerelle d’embarquement, puis nous avons enfilé nos combinaisons ignifuges, nous avons chaussé nos semelles aimantées et nous nous sommes engouffrés dans la navette avec une certaine appréhension, conscients que, pendant plus d’un siècle, notre horizon se limiterait au métal gris, lisse, sinistre des coursives et des cabines. L’excitation et l’effroi se divisaient en parts égales chez les dix novices que nous nous proposions de former, le moncle Gardy et moi-même. Nous ne nous sommes pas demandé alors pourquoi aucun dioncle n’avait souhaité être du voyage. Aujourd’hui, je pense avoir trouvé la réponse à cette question : les dioncles ne sont – n’étaient ? – pas animés par le désir de répandre la Parole de l’Un, seule les motive la consolidation de leur pouvoir. Autrement dit, ils ne sont pas des aventuriers du Verbe, des âmes pures et tranchantes qui défient l’espace et le temps pour disséminer la Vérité sur les mondes comme les insectes colportant le pollen fécondateur de fleur en fleur, mais des suppôts de la matière, des êtres prisonniers de leurs sens. Ils ne sont pas – n’étaient pas ? – des serviteurs de l’Un, mais des serviteurs d’eux-mêmes, des comploteurs prisonniers de leurs intrigues et de leurs palais. Ils se servent de nous, les moncles et les aspirants, pour massacrer leurs rivaux et avancer leurs pions sur le champ politique estérien. Ils exploitent sans vergogne notre naïveté, notre pureté, cette propension à l’extrémisme qui est le trait commun de tous les adorateurs de l’Un et qui a atteint son apogée dans l’extermination des Kroptes. Et si le spectacle de ces corps noircis, recroquevillés, n’était que la vision prémonitoire du sort qui attend les Estériens dans quelques centaines d’années ? Les premières manifestations de l’instabilité d’Aloboam auront peut-être le même effet qu’une gigantesque déflagration magnétic. La pensée m’effleure qu’il vaudrait mieux qu’il en soit ainsi, même s’il paraît monstrueux de souhaiter l’anéantissement de milliards d’individus. Tant que nous laisserons des dioncles et d’autres affamés de pouvoir derrière nous, nous ne pourrons pas réellement changer le cours des choses.