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La coursive débouchait sur une place octogonale plongée dans un clair-obscur diffus. Cinq des huit appliques étaient éteintes, une sixième diffusait une clarté ténue, les faisceaux des deux autres ne balayaient qu’une partie du plancher et des cloisons. Ellula s’y engagea, aspirant à renouer avec cette ombre qui leur était refusée dans les appartements, de goûter enfin quelques vrais instants d’intimité. Elle s’assit dans le coin le plus sombre, s’adossa à la cloison, renversa la tête en arrière et ferma les yeux, heureuse de soustraire ses paupières à l’agression permanente de la lumière artificielle. Elle dériva sur le fil paresseux de ses pensées, s’attarda un moment sur les visages de ses parents et de Mazira, s’immergea tout entière dans un flot de nostalgie qui brouilla ses yeux de larmes.

Elle vit soudain des corps nus amoncelés dans une fosse, des têtes et des poitrines trouées par un rayon incendiaire, des soldats répartis à intervalles réguliers sur le talus entourant l’excavation, la plupart riant et parlant fort, quelques-uns urinant sur les corps. Elle distingua d’abord le visage de sa mère, intact, émouvant dans sa sérénité mortuaire, puis celui de Mazira, en partie déchiqueté, et enfin celui de son père, à demi recouvert de terre. Mazira tenait d’un côté la main de son père et de l’autre la main de sa mère, et cet ultime geste d’amour de la première épouse, dont elle avait si souvent exécré l’épouvantable caractère, la bouleversa. Elle pleura silencieusement pendant un temps qu’elle aurait été incapable d’évaluer. Sa vision, car c’était une vision même si elle ne concernait pas l’avenir, lui révélait le sort affreux subi par sa famille, par tous les Kroptes restés sur Ester, confirmait les doutes émis par Eshan sur la compassion des Estériens du Nord. Dans un accès de rage silencieuse, elle répudia violemment ce don qui continuait de lui valoir les heures les plus noires de son existence, puis, après avoir évacué sa colère et son chagrin, elle comprit que l’ordre cosmique l’avait plongée dans l’horreur de ce carnage pour trancher les liens qui l’amarraient au passé, pour l’inviter à affronter le présent.

« Qu’est-ce que tu fais là ? »

Elle sursauta, rouvrit les yeux. Eshan se tenait devant elle, seul, pieds nus, chemise largement ouverte sur son torse grêle, barbe et cheveux en bataille, yeux fiévreux. Il s’accroupit et, du dos de la main, lui caressa délicatement le front.

« Pourquoi pleures-tu ? C’est mon père et ses femmes qui te rendent malheureuse ? »

Elle ne répondit pas, aussi effrayée qu’un petit rongeur face à son prédateur.

« Depuis le temps que j’attends ce moment… »

Il tenta de l’embrasser mais elle se déroba et il ne réussit qu’à lui effleurer la joue. Il lui saisit le menton entre le pouce et l’index, lui releva la tête et captura sa bouche. Elle lui mordit la lèvre inférieure, exploita son mouvement de recul pour se dégager. Ses cheveux s’échappèrent en partie de sa coiffe et tombèrent en cascades dorées sur ses épaules. Déçu, surpris, il plaça ses bras de manière à la coincer contre la cloison, à l’empêcher de se relever.

« Qu’est-ce qui te prend ? Tu n’avais pas les mêmes réticences dans l’étable.

— C’était un autre monde, un autre temps. Lâche-moi, quelqu’un pourrait nous surprendre.

— Ça m’est égal. Tu l’as dit toi-même : nous sommes sur un autre monde, dans un autre temps. Nous n’avons pas à obéir aux mêmes lois. Rien ni personne ne m’interdira de m’unir à la femme que j’aime. »

Joignant le geste à la parole, il tira sur l’encolure de la robe d’Ellula. Comme elle avait abandonné depuis quelques jours le port du corset, il ne rencontra aucune difficulté à glisser la main sur sa poitrine. Elle essaya de le frapper, de le griffer, de le mordre, mais il lui pinça fortement un mamelon jusqu’à ce que la douleur la contraigne à s’immobiliser.

« Je croyais que tu m’aimais », murmura-t-il sans relâcher sa pression.

Il y avait du dépit dans sa voix, de la colère également.

« Tu me fais mal, gémit-elle. Ce qui s’est passé dans l’étable et ce qui se passe ici n’a rien à voir avec l’amour.

— Est-ce que mon père t’a… »

Elle remua la tête en signe de dénégation. Elle le regretta aussitôt, car eût-elle affirmé le contraire que le rêve d’Eshan se serait brisé, qu’il aurait peut-être renoncé.

« Ça me rend fou de t’imaginer dans ses bras. Viens avec moi, Ellula. Mes amis et moi avons trouvé un passage qui donne sur une autre partie du vaisseau. Nous pourrions nous y installer, fonder un nouveau peuple avec ses propres lois. Et nous saurons nous défendre si les autres s’avisent de nous agresser.

— Les récits de l’Amvâya disent que la violence est un cadeau empoisonné des démons. »

Il ricana, se redressa légèrement, relâcha le mamelon tout en gardant la main dans l’échancrure de la robe.

« C’est toi qui me dis ça ? Toi qui as été vendue pour deux misérables yonaks à un vieillard libidineux déjà marié quatre fois ? Toi que ses épouses ont obligée à traire les yonakas comme la dernière des louagères ? Les Kroptes se prétendent non-violents, et pourtant ils font subir aux trois quarts des leurs les pires des violences. Ils appellent ça les lois de l’ordre cosmique.

— Et toi, comment appelles-tu ce que tu me fais subir ? »

Il lui décocha un regard aigu, douloureux.

« Nous avons scellé un pacte dans l’étable, Ellula, je viens prendre ce qui m’est dû. »

Il plaça ses mains de chaque côté de l’encolure de la robe et la déchira jusqu’à la taille. Ses yeux exorbités, son souffle précipité, ses gestes fébriles lui donnaient l’air d’un démon de l’Amvâya. Ellula tenta de se débattre, mais la folie décuplait les forces d’Eshan. Il la prit par les épaules et la coucha sur le plancher métallique. Haletant comme un aro assoiffé, il acheva de la dénuder, contempla son corps pendant quelques secondes et dégrafa son pantalon tout en la maintenant allongée.

Elle eut le réflexe de se refermer comme un coquillage des bords du bouillant. Elle parvint à se tourner sur le côté, replia les jambes et tint de toutes ses forces ses genoux serrés l’un contre l’autre. Pendant quelques instants, ils se livrèrent une lutte acharnée, lui s’efforçant de l’allonger sur le dos, elle exploitant le moindre relâchement de sa part pour s’enrouler en position fœtale. Elle se défendit avec l’énergie du désespoir, mais il était nettement plus puissant et sa résistance commença à s’émousser. Elle eut l’impression que les doigts coupants du jeune Peskeur la dépeçaient, lui transperçaient la poitrine, les muscles, les articulations, le bassin, les vertèbres. Un voile rouge lui tomba sur les yeux. Elle voulut crier, appeler à l’aide ; seul un râle étouffé s’échappa de sa gorge. L’amour ne pouvait pas être cet odieux simulacre, ce frottement douloureux, ce rituel archaïque de possession, de domination. Exténuée, brisée, elle finit par lâcher prise et laissa Eshan disposer d’elle. Les images fugaces des cadavres de ses parents et de Mazira, des soldats brandissant leurs armes foudroyantes, lui traversèrent l’esprit. Le jeune Peskeur grossissait à sa manière la source de souffrance et de sang qui semblait jaillir de chaque homme et recouvrir l’ensemble des terres conquises par l’espèce humaine. Du genou, il lui écarta les jambes en grognant de satisfaction. Trop tendue, trop nouée pour pleurer, elle ferma les yeux et adressa une brève supplique à l’ordre cosmique.