C’est alors que retentirent des bruits de pas et de voix. Accaparé par son désir, pressé de recueillir les fruits de sa victoire, Eshan n’y prêta d’abord aucune attention. Le brouhaha s’amplifiant, il s’immobilisa, prêta l’oreille, resta pendant quelques secondes à l’écoute, se rendit compte que le groupe allait déboucher d’un moment à l’autre sur la place, sauta sur ses jambes et disparut dans la première coursive sans prendre le temps de remonter son pantalon.
Ellula, elle, n’eut ni le réflexe ni la volonté de bouger. Elle se vit brusquement entourée d’une vingtaine d’hommes, dont l’eulan Paxy qui la fixa d’un air sévère. Elle ramassa précipitamment sa robe déchirée pour s’en couvrir la poitrine et le ventre. Elle comprit à leurs regards hostiles qu’ils l’avaient déjà condamnée. Ils l’avaient surprise nue, dans une position qui ne laissait aucune place à l’équivoque, et cela suffisait à arrêter leur jugement. Bien qu’ils n’eussent plus à endurer les rigueurs de l’A, ils continuaient de porter leurs larges chapeaux de paille et leurs longues barbes comme des insignes de leur autorité. L’eulan Paxy se détacha du groupe et s’avança de deux pas vers Ellula, toujours allongée. La pénombre arasait ses traits, estompait sa robe grise, faisait ressortir la blancheur immaculée de ses cheveux et de sa barbe.
« Tu as ouvert la porte du malheur dans la famille d’Isban Peskeur, déclara le rayon d’étoile d’une voix calme mais tranchante. L’homme qui était avec toi n’a pas eu la délicatesse de rester pour partager ton sort, mais tôt ou tard il se trahira, ou l’ordre cosmique nous le désignera. Tu connais le prix à payer pour le délit d’adultère ? »
Elle ne répondit pas, consciente qu’il ne servirait à rien de se disculper. Il n’y avait pas de terre dans le vaisseau pour ensevelir les amants illégitimes, mais on pouvait faire confiance aux eulans, à l’affût de tout châtiment exemplaire qui renforcerait leur emprise sur les cinq mille Kroptes de l’Estérion, pour trouver une solution de remplacement.
« Il ne faut que quelques jours pour passer de la joie à la honte, reprit l’eulan Paxy. Hier je célébrais ton mariage, aujourd’hui je prononce ta disgrâce. Nous avons été brutalement déracinés, bouleversés par l’exode, et c’est justement dans les failles de l’incertitude que s’engouffrent les démons de l’egon. Tu es la pierre poreuse dans le rempart et nous devons t’arracher sans pitié, ou notre muraille s’effondrera au premier vent. Tu seras jugée aujourd’hui même devant celles et ceux qui t’ont accueillie dans leur maison et t’ont acceptée comme un membre à part entière de leur famille. Lève-toi maintenant et suis-nous. »
Elle était dans un tel état de faiblesse que sa robe lui échappa des mains, qu’elle déploya, pour se relever, la même maladresse, la même fragilité qu’un yonakin sortant du ventre de sa mère. Aucun d’eux ne lui vint en aide. Ils auraient préféré se casser le bras plutôt que de le proposer à cette femme frappée de la malédiction de l’egon.
Le procès se tint sur la plus grande des places octogonales, située au centre du domaine 10. On ne permit pas à Ellula de changer de vêtements. Debout devant l’eulan Paxy et ses deux assistants, elle dut en permanence maintenir les deux pans déchirés de sa robe pour soustraire son corps aux regards. La rumeur s’était rapidement répandue dans les coursives et avait attiré plusieurs centaines de Kroptes sur l’esplanade et dans les coursives adjacentes. Au premier rang, assis à même le plancher, avaient pris place Isban Peskeur, ses trois premières épouses et les plus âgés de ses enfants. Après qu’on leur eut rapporté les faits, le patriarche n’avait pas desserré les lèvres, Rijna avait couvert Ellula d’imprécations, Opra, la deuxième épouse, avait paru sincèrement désolée, Kephta avait fait preuve d’une discrétion qui ne lui ressemblait pas.
Les récits des témoins, les hommes qui avaient surpris Ellula dans ses coupables activités – après ses coupables activités, plus exactement –, concordaient à quelques détails près : les uns prêtèrent à l’accusée un regard provocant, lubrique, d’autres la ! soupçonnaient d’exhiber ses charmes à la moindre occasion, d’autres affirmèrent qu’elle présentait tous les symptômes des possédés. Tous s’accordaient à dire que l’homme, l’amant, avait détalé comme un voleur juste avant leur arrivée. Certains s’étaient lancés à sa poursuite mais n’étaient pas parvenus à le rattraper. Ils ne parlèrent, en revanche, ni des contusions ni des éraflures, ni de l’état de la robe, ni de la défaillance de l’accusée entre la place et l’appartement d’Isban Peskeur. L’eulan Paxy invita ensuite des hommes ou des femmes à venir témoigner en faveur ou en défaveur d’Ellula. Une vieille femme se manifesta et certifia que l’accusée avait subi, à l’âge de dix ou onze ans, le rituel de l’exorcisme au grand temple de l’Erm. Le rayon d’étoile la remercia et ferma les yeux pour « recevoir l’éclairage de l’ordre cosmique dans la sentence qu’il lui fallait maintenant prononcer »…
Entre les mèches qui lui balayaient le front, Ellula croisa furtivement le regard de Kephta. La troisième épouse avait considérablement maigri depuis l’irruption des soldats du Nord dans le domaine d’Isban Peskeur, mais sa tête paraissait toujours aussi ronde et sa coiffe ridiculement petite. Ellula lut dans ses yeux qu’elle avait peur pour Eshan, qu’elle l’implorait silencieusement de ne pas le dénoncer. La femme arrogante, méprisante, soupçonneuse qu’elle avait connue sur Ester s’était effacée devant la mère inquiète.
Le silence oppressant retombé sur la place octogonale étouffait le grondement sourd des moteurs du vaisseau. Ils filaient à une vitesse phénoménale dans l’espace, et tenaient les mêmes procès rétrogrades que dans les temples du continent Sud, comme s’ils refusaient d’accompagner le mouvement, comme s’ils étaient à jamais embourbés dans le passé.
Ellula n’avait nullement l’intention de dénoncer Eshan, encore moins de se venger des brimades infligées par sa mère. Elle se détachait d’eux, des Kroptes en général, elle se sentait étrangère à tout ce qui les concernait. Leur jugement, leur verdict n’auraient aucune valeur à ses yeux. Elle accepterait sa probable condamnation comme la volonté de l’ordre cosmique, elle ne protesterait pas, n’implorerait pas sa grâce, car elle était déjà morte dans leurs cœurs, et les morts n’avaient pas de comptes à demander ni à rendre. Elle releva la tête et promena un regard serein sur les visages qui l’environnaient, sculptés par la lumière crue des rampes et des appliques.
« Ta faute mérite le châtiment suprême, Ellula, fit l’eulan Paxy en rouvrant les yeux. Tu as fait le malheur d’Isban Peskeur, tu as sali l’honneur de sa famille, tu as menacé l’intégrité de la communauté. Eulan Kropt lui-même a fixé les règles qui nous ont permis de rester unis et de préserver le continent Sud pendant plusieurs milliers d’années. Tu portes pourtant le nom de l’héroïne la plus célèbre de l’Amvâya, l’Ellula des légendes qui chassa les démons de l’egon et enseigna les vertus de pudeur et d’obéissance aux femmes. »
La voix du rayon d’étoile se répercutait sur les cloisons et le plafond métalliques. Il marqua un temps de pause pendant lequel il rajusta les plis de son ample robe grise. Outre la blancheur de ses cheveux et de sa barbe, l’âge se traduisait chez lui par un affaissement des épaules et des pectoraux. Les cinq mille Kroptes de L’Estérion craignaient à tout moment que la mort ne l’emporte et n’éteigne définitivement sa lumière. Les jeunes eulans avaient appris à perpétuer la tradition orale en mémorisant l’intégralité des textes de l’Amvâya et des autres récits héroïques, mais il leur manquait pour l’instant le discernement et l’autorité nécessaires à leur interprétation.