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Elles lui remirent sa robe après l’avoir agrémentée de broderies colorées qui dissimulaient les piqûres du ravaudage. Puis elles lui installèrent le matelas dans un coin de la pièce, entre les deux couchettes superposées et la couchette basse. Enfin, à l’aide des pointes des baleines et des couteaux en plastique fournis avec les plateaux-repas, elles prélevèrent des bandes de leurs propres couvertures pour les assembler entre elles et en confectionner une supplémentaire.

Ellula s’installa peu à peu dans sa nouvelle vie. De ses trois compagnes de chambrée, deux étaient inséparables, Mohya et Sveln, âgées toutes les deux d’une trentaine d’années. Elles s’embrassaient, se disputaient, se réconciliaient comme un véritable couple. Au milieu de la nuit – les huit ou neuf heures qui correspondaient à la nuit –, elles sortaient de la chambre, munies chacune de leur couverture, et ne revenaient qu’avant le premier déjeuner. La troisième, Clairia, avait un physique ingrat qui la faisait paraître beaucoup plus vieille que ses vingt-deux ans, une difformité soulignée par sa timidité, par sa gaucherie, par ses difficultés d’élocution. Cependant, tous ces défauts s’effaçaient comme par magie lorsqu’elle se mettait à chanter. Elle se métamorphosait alors, son visage grêlé, ses traits grossiers, sa maigreur maladive s’estompaient devant la pureté de sa voix. Après le dîner, nombreuses étaient les ventres-secs qui venaient l’écouter sur l’unique place octogonale du niveau 20. Elle entonnait des chants traditionnels du continent Sud, dont les accents nostalgiques, surgis d’un passé lointain, peut-être même antérieur à la civilisation kropte, bouleversaient ses auditrices. Des larmes silencieuses venaient aux yeux d’Ellula. Elle ne pleurait pas sur elle-même ni sur ses parents, mais sur l’humanité dont toute la souffrance semblait contenue dans la voix pure et triste de Clairia.

Elle apprit à tricoter, à ravauder, à dévider, à embobiner les fils de laine. Elle ne craignait plus d’être jetée en pâture à Isban Peskeur, car le patriarche n’était pas du genre à se révolter contre une sentence de l’eulan Paxy, mais elle continuait de redouter une intrusion d’Eshan : lui s’était engagé dans une logique de violence qui conduisait à tous les excès, à toutes les folies.

Le temps se figea. Les chariots surgissaient avec une régularité de métronome, chargés de plateaux-repas, un système qui rappelait la manne miraculeuse envoyée à Eulan Kropt et ses frères pendant la traversée de l’océan bouillant. Un système pernicieux également : les passagers dépendaient entièrement de lui et, s’il venait à s’enrayer, à tomber en panne, ils seraient privés de ressources. Ils auraient certes la possibilité de briser les cloisons et d’essayer de remonter à la source de l’approvisionnement, mais le vaisseau était peut-être équipé de gardiens automatiques chargés de les refouler et de les maintenir dans leurs quartiers.

Elle apprivoisa peu à peu Clairia, au point qu’elles passaient de longues heures à discuter pendant les absences de Mohya et de Sveln. Clairia avait elle aussi subi un rituel d’exorcisme à l’âge de treize ans parce qu’elle passait son temps à chanter au lieu de travailler et qu’elle distrayait les louagers qui, comme son père, avaient trouvé du travail dans un grand domaine du péripôle. Aucun homme n’avait voulu d’elle, non pas à cause de son physique disgracieux mais à cause de sa voix, considérée comme une manifestation démoniaque de l’egon. À l’image de leurs terres ingrates, glacées la moitié de l’année, les habitants du péripôle témoignaient d’une plus grande austérité, d’une plus grande sévérité que les autres Kroptes. Elle avait été chassée du domaine le jour de ses dix-huit ans. Bon nombre d’hommes et de femmes avaient exprimé le désir de l’entendre chanter avant son départ. Elle n’avait interprété qu’une comptine enfantine, mais de façon tellement sensible, tellement poignante que tous avaient éclaté en sanglots. Elle n’avait pas eu la possibilité d’embrasser une dernière fois ses parents et ses sœurs que la honte et la douleur avait retenus dans leur petite maison de pierre noire. Elle était ensuite entrée dans sa nouvelle existence de ventre-sec, chantant dans les granges, dans les étables, dans les chemins ou sur les places des agglomérations contre un bol de soupe ou une litière de paille. Une source de détresse coulait en elle que rien ni personne ne semblait en mesure de tarir.

Des bruits sourds retentirent dans la coursive du niveau 20 et jetèrent les ventres-secs hors de leurs appartements. Des plaques métalliques, d’anciennes cloisons sans doute, avaient été posées devant l’entrée de la coursive, condamnant également la cage de l’escalier. Les patriarches avaient trouvé le moyen de les fixer solidement, soit en les étayant, soit en les clouant avec des poinçons métalliques. Samya et quelques autres eurent beau essayer de les pousser de l’épaule, elles ne les déplacèrent pas d’un millimètre.

Ellula et ses cent sept compagnes étaient désormais recluses. Elle en éprouva de la colère et du chagrin, non que la communauté kropte lui manquât, mais personne n’accepte d’un cœur léger qu’on lui vole sa liberté.

Après le dîner, alors que ses compagnes de chambrée observaient un silence maussade, elle eut une vision : des hommes équipés d’armes grossières se répandaient dans les coursives, des combats s’engageaient, sanglants, meurtriers. Les assaillants étaient des bêtes féroces, pétries de haine, et ils plongeaient leurs éclats métalliques dans les chairs avec une telle fureur qu’elle se sentit transpercée de part en part, qu’un long hurlement s’échappa de sa gorge.

CHAPITRE VII

ELAÏM

Je crains que la négligence des constructeurs de l’Estérion ne soit l’élément impondérable du programme. J’estime en effet que les deux populations du vaisseau entreront en contact beaucoup plus tôt que prévu, peut-être même avant un an. Les deks n’ayant pas eu le temps de modifier en profondeur leur comportement collectif et individuel, ils traiteront les Kroptes en adversaires, en victimes sacrificielles, cathartiques. La présence des femmes ne réussira qu’à réveiller leurs pulsions animales et leur instinct de domination pour l’instant en sommeil. Ils se sont déjà répandus hors de leurs quartiers et ont commencé à explorer les zones interdites du vaisseau. Ils ont rapidement – beaucoup plus rapidement que nous ne l’avions estimé – appris à repérer les RS et à déjouer leurs rayons magnétic. Ils se sont orientés sans aucune difficulté dans le labyrinthe, se sont aventurés jusqu’à l’étranglement central de la coque, jusqu’à la taille de l’alviola. Jij Olvars est-il encore en vie ? Si oui, traduisez-le d’urgence devant un tribunal pour faute professionnelle grave. Le labyrinthe réalisé par le responsable du chantier n’a qu’une lointaine ressemblance avec celui que nous avions conçu : un primate guanopan ne mettrait pas plus de trois jours à en faire le tour. Je suppose que Jij Olvars et ses subordonnés ont cédé à la tentation d’économiser du temps et de gagner de l’argent. Ou, pire, ils ont détourné des matériaux pour les revendre à un cartel de trafiquants estersat. Cela reste à vérifier, bien sûr : je vous suggère d’aiguiller les douaniers spatiaux sur cette affaire. Ce sont des aros féroces qui ne lâchent jamais leur proie, et l’idée me réjouit que leurs crocs se referment sur les fesses grasses et molles de ce très cher « facteur humain ».

À peine audible dans les autres parties du vaisseau (reconnaissons que, sur ce plan-là, les techniciens ont fait un excellent travail), le bruit du réacteur nucléaire devient assourdissant près de la taille de l’alviola. Il est dû à la présence de l’immense cuve de refroidissement, qui contient des millions de litres de liquide (eau et solution azotée) et qui dégage une vapeur dense, permanente, un support tout indiqué pour la transmission du son. Ce rugissement, vraiment très impressionnant, a pour l’instant dissuadé les deks de progresser plus avant, mais ils devinent que l’Estérion comprend une autre partie et ils sont très impatients de la visiter. L’un d’eux, un ancien pilote de navette, a émis l’hypothèse que l’oxygène se ferait plus rare, voire inexistant, de l’autre côté des sas de sécurité. Il en a déduit que le vaisseau devait être muni de scaphandres ou de combinaisons autonomes, et plus de cinq cents deks fouillent avec acharnement les coursives et les salles condamnées à la recherche d’équipements qui leur permettraient de poursuivre leur exploration. Trois d’entre eux se sont allongés sur les chariots automatiques pour essayer de remonter jusqu’à la source de l’approvisionnement. Mal leur en a pris : ils n’ont pas reparu, probablement coincés dans les monte-charges ou piégés par le froid des chambres de congélation.