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« J’vois personne », chuchota Abzalon.

Prêt à en découdre avec d’éventuels adversaires, il avait déjà serré ses énormes poings, deux fois plus gros que sa tête, une sphère glabre, luisante et grêlée, perchée au milieu de ses épaules comme un oiseau étourdi. Il n’utilisait jamais d’arme, contrairement à Lœllo qui compensait sa taille moyenne par une façon très personnelle et très efficace de manier les étoiles à six branches.

« J’les vois pas non plus, mais je sens leur présence, insista Lœllo à voix basse. Cinq ou six. »

Abzalon écrasa d’un large mouvement du bras les rigoles de sueur qui couraient sur son torse nu, aussi large et crevassé qu’un tronc d’arbre. Il ne portait rien d’autre qu’un caleçon court dont ses cuisses tendaient le tissu et martyrisaient les coutures. Pas de rupture entre ses mollets et ses chevilles, simplement de la chair épaisse qui tombait en colonnes sur ses pieds déformés. Un front bas, des arcades saillantes, des yeux globuleux, des pommettes effacées, écrasées, une bouche qui ressemblait à une blessure ancienne aux bords mal cicatrisés et un menton fuyant l’apparentaient à un monstre des légendes astafériennes. Comme il ne s’était pas lavé depuis deux ans, il répandait à la ronde une odeur pestilentielle, et le malheureux qui recevait en pleine face son haleine, gâtée par une alimentation déséquilibrée et une dentition pourrie, trouvait tout à coup supportable la puanteur de Dœq. Les plus compatissants parlaient à son propos d’un physique disgracieux, les plus méchants d’une regrettable erreur de la nature, les plus malins ne se moquaient jamais devant lui, car il était d’une redoutable vivacité en dépit de sa corpulence, et il avait tôt fait de saisir la tête de l’impudent entre ses deux battoirs pour l’écraser comme une vulgaire noix de chap-chap. Les autres, y compris Lœllo, le prenaient pour un demeuré, mais c’était un choix délibéré de sa part, une stratégie qu’il avait adoptée dès son plus jeune âge.

La jeune mentaliste qui l’avait interrogé après son arrestation avait parlé à son propos d’intelligence supérieure et de comportement dissimulateur. Elle avait refusé la présence des gardiens lorsqu’elle avait sollicité cet entretien, persuadée qu’elle réussirait à l’apprivoiser avec sa voix musicale et ses paroles mielleuses. Elle représentait tout ce qu’il détestait, la cruauté sous la beauté, la compassion et la douceur apparentes. Il avait eu tellement peur qu’elle ne répande la rumeur de sa duplicité parmi ses codétenus qu’il lui avait fracassé le crâne d’un coup de poing et lui avait arraché la langue, les yeux et le cerveau. Il avait ressenti un immense plaisir à détruire cette femme, plus encore que les cent autres qu’il avait massacrées avant elle. Il avait pris son air le plus stupide lorsque les gardiens, alertés par le bruit, avaient ouvert la porte et l’avaient découvert au milieu de la pièce, les mains, les bras et la poitrine couverts du sang et des débris de cervelle de sa victime. Horrifiés, ils avaient mis plus de deux minutes avant de réagir, puis l’un d’eux, tremblant de rage, avait levé son foudroyeur pour lui brûler le cœur mais l’autre s’était interposé.

Abzalon ayant été déjà condamné à la peine de mort, on l’avait maintenu, jusqu’à la date fixée pour l’exécution de la sentence, dans une minuscule cavité recouverte d’une grille métallique et exposée toute la journée aux implacables rayons de l’A. Un matin, Erman Flom et une dizaine de gardiens étaient venus le chercher et, alors qu’il croyait se diriger d’un pas chancelant vers la salle des puits d’eau bouillante, il avait été réintégré parmi les autres détenus sans aucune explication. Il n’avait pas cherché à savoir d’où tombait cette grâce inespérée – il n’avait ni famille ni ami, et les rares personnes qu’il avait fréquentées du temps de sa liberté n’étaient certainement pas de celles qui pouvaient intervenir auprès des instances judiciaires d’Ester –, il s’était appliqué à survivre dans une arène où le danger guettait à chaque pas, où satisfaire des besoins aussi fondamentaux que manger, dormir, marcher, uriner, déféquer pouvait à tout moment se transformer en épreuve mortelle.

Après avoir participé à des règlements de comptes entre bandes rivales avec, pour tout salaire, quelques rations supplémentaires de soupe claire et de la viande crue de rondat, un petit rongeur qui proliférait dans les soubassements du pénitencier et dont la chasse était devenue l’activité principale des deks, il avait été agressé par Lœllo, un garçon famélique de dix-sept ans qu’il avait assommé d’une simple chiquenaude mais qu’il n’avait pas tué, contrairement à ses autres adversaires, peut-être parce qu’il avait été ému par la douceur enfantine de son visage. Les deux hommes étaient devenus inséparables. Ils ne formaient pas un véritable couple mais ils le laissaient croire, pour éviter à Lœllo d’être importuné par les détenus attirés par la finesse de ses traits et la douceur de sa peau. Abzalon, lui, ne s’était jamais éveillé au désir sexuel, ni à l’extérieur ni à l’intérieur de Dœq. Un jour, il était allé voir une prostituée de Vrana pour essayer de comprendre les raisons qui poussaient les êtres humains à rechercher avec une telle ardeur l’union répugnante des corps. La fille avait fait la grimace lorsqu’il s’était approché d’elle, mais, en professionnelle consciencieuse, elle avait empoché les vingt estes requis et surmonté son dégoût pour le conduire dans une chambre et s’occuper de lui. Ses caresses manuelles et buccales ne lui avaient provoqué qu’une douleur sourde au bas-ventre, à laquelle il avait mis fin en la soulevant à bout de bras et en la défenestrant. Elle avait traversé le toit d’une maison une cinquantaine de mètres plus bas. Les femmes lui apparaissaient comme des êtres vénéneux dont il fallait débarrasser la surface de la planète, et les hommes comme des ennemis ou des alliés, en aucun cas des objets de plaisir. De temps à autre, un détenu venait lui proposer d’échanger quelque chose, un repas du soir, une arme, un rondat, contre quelques minutes en tête à tête avec Lœllo. Il ne discutait pas, il brisait les vertèbres cervicales du solliciteur d’un coup de patte aussi puissant que précis. Lœllo, qui avait servi de giton à plusieurs chefs de bandes et avait été violé à maintes reprises, appréciait d’être ainsi placé sous la protection d’un homme qui ne quémandait en échange qu’un peu d’amitié.

« Ils sont sept… »

Bien que personne n’eût encore fait son apparition dans la courette, il ne vint pas à l’idée d’Abzalon de contester l’affirmation de Lœllo. Celui-ci avait une perception plus aiguisée que la moyenne, une sorte d’antenne invisible qui lui permettait à la fois de prévoir les événements quelques minutes avant qu’ils ne se produisent et de déceler une présence à travers les murs ou à plusieurs dizaines de mètres de distance. Ce don n’avait selon lui rien à voir avec les capteurs ultrasensibles que les élites estériennes se faisaient greffer dans le cerveau afin de converser en mode téléoral ou télémental, c’était une caractéristique familiale, un héritage génétique, un présent de l’Omni. Il était originaire de X-art, le siège de la Fraternité omnique, une cité du bord de l’océan bouillant où affluaient chaque année des millions de pèlerins et des milliers de touristes attirés par les dangers de la pêche au sarquens, un poisson gigantesque qui tentait de renverser les frêles embarcations et de précipiter leurs occupants dans une eau à plus de quatre-vingt-dix degrés.