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Lœllo avait été condamné à l’emprisonnement à vie pour avoir égorgé deux moncles qui avaient assassiné un frère de l’Omni. Cet acte avait relevé pour lui d’un devoir sacré, mais la justice estérienne en avait décidé autrement. Ses facultés extrasensorielles avaient aidé Abzalon à prévenir plusieurs embuscades tendues par des codétenus revanchards. Ses traits réguliers, sa chevelure dense et bouclée, son corps harmonieux en faisaient l’une des proies les plus chassées de Dœq et offraient un contraste saisissant avec la difformité d’Abzalon. Par l’un de ces mystérieux détours dont l’alchimie humaine est coutumière, et peut-être parce que les contraires n’ont pas d’autre choix que de s’attirer, ils s’étaient parfaitement ajustés l’un à l’autre, les tares de l’un s’emboîtant dans les vides de l’autre pour constituer un engrenage efficace, parfaitement huilé : la force brute d’Abzalon compensait la faiblesse physique de Lœllo, les yeux et les oreilles de Lœllo donnaient à Abzalon une longueur d’avance sur ses adversaires, l’un avait tant subi d’agressions sexuelles qu’il ne supportait plus d’être touché, l’autre n’éprouvait aucun intérêt pour les choses du sexe, l’un, doté d’un appétit modéré, offrait la moitié de ses rations à l’autre qui les engloutissait avec une voracité réjouissante, l’un avait la volubilité et l’exubérance des peuples du littoral, l’autre décrochait rarement plus de trois mots de suite. Ils évitaient soigneusement les sujets qui auraient risqué de les diviser, leurs religions respectives par exemple, la Fraternité omnique et l’Astafer. On les appelait le « Voxion » en référence aux deux satellites d’Ester, Xion et Vox. D’aucuns se seraient offusqués de ce sobriquet qui évoquait, à l’extérieur de Dœq, une amitié fortement teintée d’homosexualité, mais l’homosexualité constituait la norme dans la microsociété pénitentiaire et ils étaient trop préoccupés par leur survie pour accorder de l’importance à ce genre de sarcasme.

Le cœur battant, les jambes fléchies, Lœllo sortit quatre étoiles à six branches de la large poche de sa chemise. Il restait en toutes circonstances vêtu de la tenue traditionnelle des pêcheurs du littoral. Son large pantalon de toile, sa chemise à manches bouffantes et ses bottes en peau de sarquens avaient été tant portées qu’elles étaient usées jusqu’à la trame. Il ne transpirait pas, ou très peu, ayant vécu toute son enfance dans les brumes chaudes de l’océan bouillant. Le métabolisme des habitants de la côte s’était modifié au fil des siècles, leurs glandes sudoripares avaient ralenti leur activité et les conduits sudorifères s’étaient rétrécis pour leur éviter de perdre de trop grandes quantités d’eau, ce qui leur avait valu de la part des autres Estériens les surnoms méprisants de « secs » ou de « fumés ».

Les bruits de pas résonnaient dans sa tête avec la même force que les vagues de l’océan bouillant. Les sept silhouettes semblaient avoir pris possession de son corps et de son esprit. Il ne les voyait pas à proprement parler, il ressentait leur présence, il traduisait la chaleur qui émanait d’eux en échelons sur une échelle d’agressivité qui allait de un à cinq. Le premier échelon correspondait à la méfiance, un sentiment naturel dans un monde clos où la moitié des nouveaux arrivants disparaissaient le premier jour de leur incarcération, les échelons deux à cinq illustraient une violence graduelle dont la manifestation la plus radicale était l’intention de tuer.

La violence de ces sept-là atteignait le niveau cinq, le dépassait même. Lœllo détectait dans leur énergie davantage qu’une simple impulsion de meurtre, une férocité, une volonté de détruire, une haine qui lui fouaillaient les entrailles comme des lames de poignard. Il avait affronté tous les dangers de Dœq, subi toutes les humiliations, mais jamais il n’avait perçu chez ses adversaires ou ses bourreaux une telle méchanceté, une telle inhumanité.

« Attention, Ab, ceux-là sont vraiment des bêtes enragées », murmura-t-il.

Malgré la présence à ses côtés d’Abzalon, il se sentait tout à coup isolé du reste du monde au milieu de cette courette emplie d’un silence menaçant, troublé de temps à autre par des cris lointains et les étranges soupirs du granit noir. Depuis la neutralisation des RS, plus personne ne se souciait du couvre-feu, et bon nombre de détenus se répandaient dans les ténèbres afin de régler leurs comptes ou de se livrer à toutes sortes de trafics. Le disque blanc de Xion s’élevait au-dessus des monts Qvals tandis que les premières étoiles s’allumaient au milieu des tourbillons de brume qui traversaient le ciel, les « danseurs qui transportent les rêves » selon l’expression de maître Riboda, le légendaire poète de la Fraternité omnique.

Lœllo avait la capacité de dénombrer ses adversaires sans les voir mais il restait incapable de les situer dans l’espace et dans le temps, ignorait donc de quel côté ils allaient surgir. Ces sept-là avaient bien préparé leur affaire : ils s’étaient d’abord tenus hors de portée de ses perceptions extrasensorielles, puis, lorsque leurs deux proies s’étaient aventurées dans cette cour cernée de hauts murs, ils s’étaient rapprochés, certains désormais qu’elles ne pourraient plus leur échapper. Son sang se glaça, son système nerveux s’engourdit, il contint à grand-peine une envie de vomir. Il lança un regard inquiet, presque implorant, à Abzalon dont les yeux se posaient comme des oiseaux affolés sur la porte métallique et sur les toits des bâtiments proches. Ils avaient décidé de faire une promenade après le dîner, s’étaient éloignés sans se rendre compte du centre de la prison originelle, égarés dans le réseau labyrinthique des passerelles et des ruelles, fourvoyés dans cette impasse sans savoir dans quelle partie du pénitencier ils se trouvaient. Près du premier mur sans doute, l’administration ayant condamné les passages souterrains ou aériens qui communiquaient avec les trois autres enceintes. Les ténèbres de plus en plus profondes occultaient le granit noir, estompaient les volumes, les perspectives, les étoiles scintillaient par intermittence entre les tourbillons de brume.

« Faut foutre le camp ! souffla Lœllo.

— Surtout pas, répliqua Abzalon à voix basse. Restons au milieu de la cour. De l’autre côté de la porte, on n’aurait aucune chance.

— Et s’ils ont des étoiles à six… »

Lœllo se tut car il lui sembla détecter, au-dessus de lui, des frottements qui se glissaient entre les chuintements étouffés du granit, les froissements d’une étoffe sur une surface dure. La sensation d’être parvenu au terme de son voyage le traversa, une tristesse déchirante l’envahit. Il n’estimait pas juste de mourir si loin des siens, sur le territoire des Qvals, ces descendants, selon les frères omniques, des démons primitifs qui transformèrent les humains en animaux et les maintinrent en esclavage pendant plus de cent siècles. Les racines devenaient terriblement résistantes et encombrantes au seuil de la mort. Il ne pourrait partir en paix sans avoir embrassé une dernière fois sa mère et ses sœurs, sans avoir obtenu le pardon de son père. Abzalon n’avait d’autre but que de grappiller quelques miettes de survie dans un environnement hostile, Lœllo cultivait l’espoir un peu fou de revenir parmi les siens. Il refusait d’être le « fzal » omnique, le maudit, l’homme par lequel arrivait le malheur. Cette crainte viscérale l’avait entraîné à accepter les compromis les plus sordides à l’intérieur du pénitencier, jusqu’à se placer sous la protection d’un Astaférien, d’un ennemi de l’Omni.