Une première silhouette dégringola du toit à trois pas d’eux, silencieuse, trahie par l’éclat de ses yeux. La porte métallique s’ouvrit dans un grincement prolongé, d’autres bruits s’élevèrent dans la courette, frôlements, souffles précipités. Abzalon distingua des mouvements dans les ténèbres, deux hommes, peut-être trois. Leurs odeurs fortes lui fouettèrent les narines. Leur vitesse d’exécution, leur habileté manœuvrière désignaient des tueurs professionnels et non de pauvres bougres que la faim, la soif et la peur dressaient les uns contre les autres. Ils appartenaient sans doute à l’une des deux bandes organisées qui régnaient sur Dœq depuis un an et se livraient une lutte acharnée pour prendre le contrôle de la population carcérale. Abzalon avait combattu à l’occasion dans les rangs de l’une ou l’autre, mais jamais les deux factions ne s’en étaient prises à lui en dehors des périodes de guerre ouverte.
« Le Voxion, le grand Ab et sa petite chérie ! Un tableau touchant… »
Bien qu’il ne discernât pas l’homme qui venait de parler, Abzalon sut immédiatement à qui appartenait cette voix aigrelette, reconnaissable entre toutes : Fonch, un ressortissant de Xion qui avait foudroyé une vingtaine de personnes au sortir d’un cambriolage raté, et massacré à lui seul plus de deux mille détenus. Sa cruauté, son efficacité lui avaient valu de grimper rapidement dans la hiérarchie du clan de Pixal. Il occupait à présent le poste de quartre, soit le quatrième rang après les seconds et les tiercelets, et d’aucuns voyaient en lui le successeur de Pixal dont les cent vingt-deux ans se révélaient plus en plus lourds à porter dans un tel environnement.
« Qu’est-ce que tu veux, merde de rondat ? lança Abzalon d’une voix aussi calme que possible.
— Te faire la peau, enculeur de fumé !
— Pourquoi ? Pixal peut rien m’reprocher… »
Lœllo se pencha vers Abzalon.
« Je sens un truc bizarre, comme une autre présence, chuchota-t-il.
— Qu’est-ce qu’elle raconte, la petite pute ? » aboya Fonch.
Abzalon se souvint alors que, comme tous les natifs de Xion, le quartre voyait dans la nuit aussi bien qu’en plein jour.
« Que vous êtes suivis vous aussi », répondit-il.
Fonch éclata d’un rire étranglé qui produisit sur Abzalon le même effet que la vue d’une femme seule à sa fenêtre, un bouillonnement intérieur, une irrépressible envie de se ruer sur lui, de lui broyer le crâne, de plonger les mains dans son cerveau. Il parvint à se contenir toutefois, conscient qu’il lui fallait garder son sang-froid s’il voulait sortir vivant de cette cour.
« Faut pas me prendre pour un demeuré ! ricana Fonch. J’sais que la petite pute a des antennes, mais j’sais aussi que personne ne nous a filé le train. Je dois t’éliminer, Ab, comme tous les gêneurs.
— Je gêne que ceux qui m’gênent.
— Pixal dit que t’es devenu une sorte de symbole, quelqu’un qu’on peut plus classer parmi les amis ou les ennemis. Il dit aussi que des types comme toi donnent le mauvais exemple.
— M’est pourtant arrivé de lui donner quelques coups de main…
— T’es pas le mauvais bougre, Ab, mais t’as à peu près la même intelligence qu’une zihote à merde ! »
Tout en soutenant la conversation, Abzalon s’efforça de localiser les silhouettes déployées dans la cour, vêtues de noir et enduites de poussière de granit afin de se fondre dans la nuit. La lumière blafarde de Xion se reflétait dans leurs yeux aux pupilles dilatées, immenses, des yeux de nyctalopes, de prédateurs. Leurs mains, leurs pieds décrivaient des paraboles fugitives, leurs dents brillaient entre leurs lèvres entrouvertes. Il en dénombrait six, deux devant la porte métallique, deux contre les murs latéraux, deux derrière lui. En manquait un selon le décompte de Lœllo, Fonch sans doute resté en retrait.
« Que comptez-vous faire de lui ? demanda Abzalon en désignant son compagnon xartien d’un mouvement de menton.
— Si la petite pute se montre futée, elle peut devenir la reine de la ruche, répondit Fonch. Si elle refuse d’obéir, elle servira de paillasson à tous les maniaques de cette fosse. »
Abzalon n’avait pas besoin de regarder Lœllo pour se rendre compte que cette manière de parler de lui au féminin le révulsait.
« Fichez-lui la paix, intervint Lœllo, c’est moi que vous voulez. »
Il ne parvenait pas à décrypter l’autre présence qu’il ressentait pourtant avec une intensité grandissante. Elle se tenait là, sous-jacente, tapie dans l’obscurité, mais elle n’entrait pas dans ses critères habituels d’identification, elle n’exprimait ni bienveillance ni agressivité, et cette neutralité le déroutait, lui paraissait finalement plus inquiétante que la détermination de leurs agresseurs. Les branches aiguisées des étoiles lui irritaient les paumes et la pulpe des doigts.
« Eh, le fumé, épargne-moi le discours de la petite pute qui cherche à sauver son homme ! gloussa Fonch.
— Je ne suis pas son homme ! » gronda Abzalon.
Le bouillonnement intérieur à nouveau, la colère qui roule en lui avec la force d’un torrent, frissons, respiration haletante, transpiration abondante, gorge sèche, douloureuse.
« Peu importe ! Pixal t’a condamné, Ab. Bien le bonjour à tous les enculés de l’Astafer. »
Un cri retentit, un signal sans doute. Machinalement, Abzalon lança un regard vers le faîte du dernier rempart, un réflexe forgé par des années de répression foudroyante, puis il se souvint qu’il n’avait aucune aide à attendre des RS, qu’il ne devait compter que sur lui-même pour se sortir de la nasse tendue par Fonch. La lumière de Xion se faufilait entre les tourbillons éparpillés de brume, ourlait les toits environnants d’une frange cérusée. Il fondit sur les deux silhouettes placées face à lui, perçut le sifflement caractéristique des étoiles à six branches, plongea sur le côté, les esquiva, exploita son élan pour rouler sur lui-même et renverser ses deux adversaires comme des quilles. Il ne leur laissa pas le temps de se relever, il les saisit tous les deux en même temps par les cheveux et les cogna l’un contre l’autre avec une telle force que leurs crânes se brisèrent comme du bois mort. Il reçut des éclats de cervelle sur les bras, réprima la brève mais violente impulsion qui lui commandait de leur décortiquer la tête. Il entendit un grognement derrière lui, se redressa, n’eut pas le temps de prévenir l’attaque d’un troisième homme dont le poignard lui entailla le flanc. La douleur, fulgurante, lui paralysa la moitié du corps. Il crut qu’un organe vital avait été touché, paniqua pendant une fraction de seconde, entrevit un mouvement devant lui, comprit que l’autre tentait de lui porter un second coup, lui bloqua le bras à la volée, le repoussa de toutes ses forces, le projeta sur le mur le plus proche en poussant un rugissement d’aro sauvage.
« Attention, Ab ! »
Le cri de Lœllo s’acheva en un râle étranglé. Quelque chose de dur, la pointe d’une botte, percuta la colonne vertébrale d’Abzalon. Sa vue se brouilla, ses jambes fléchirent, il perdit l’équilibre, s’affaissa de tout son poids sur le dos. Il voulut se redresser lorsqu’il vit deux silhouettes converger vers lui, mais la blessure à son flanc se conjugua à l’engourdissement de ses centres nerveux pour le maintenir cloué au sol. Les lames de leurs poignards scintillèrent, dessinèrent des cercles étincelants et mobiles sur les pierres noires des murs. Animé par un nouveau sursaut de révolte, il ne réussit pas à coordonner son esprit et son corps. Un peu plus loin, un gémissement déchirant s’élevait dans le silence funèbre, s’envolait comme un insaisissable oiseau vers les étoiles embrumées. Il allait perdre la vie, le seul bien qu’il eût jamais possédé, une perspective qui l’emplissait à la fois de tristesse et de colère. Son existence n’avait pas été marquée du sceau du bonheur tel que l’entendaient les mentalistes et les Astafériens, mais il avait aimé respirer, parler, marcher, manger, dormir, il avait aimé les levers de Vox et de l’A sur les toits plats de Vrana, les vents brûlants venus de l’océan bouillant, les tempêtes de glace des deux cycles d’hiver, le plomb fondu du ciel au plus fort de l’été, la sieste dans l’ombre étouffante des planques. Même si l’Astafer prédisait les pires châtiments aux meurtriers de son espèce, il ne regrettait pas ses crimes. Ils lui avaient procuré des frissons extatiques que rien d’autre n’était en mesure de lui proposer. Il ne connaissait pas d’autre méthode pour stimuler ses sentiments, ses émotions, ses sensations.