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Lœllo ne viendrait pas à son secours : il gisait à quelques pas de là, inconscient, probablement assommé par le manche que brandissait l’un des hommes de Fonch.

« Achevez-le ! »

Le quartre s’était aventuré hors de sa cachette comme ces charognards avides de prélever leur pitance une fois que les prédateurs ont accompli la plus grosse part du travail. Un rayon de Xion sculptait les angles et les arêtes de sa face barrée par une longue mèche, son nez cassé, ses arcades saillantes, ses joues creuses, son menton carré. Abzalon tenta une dernière fois de ranimer sa volonté défaillante. Ses efforts ne réussirent qu’à accentuer la douleur à son flanc. À la fois puissant et précis, le coup porté à sa colonne vertébrale l’avait rendu aussi faible qu’un nouveau-né. Il se souvint tout à coup qu’il avait été un enfant, un petit être fragile qu’une mère avait tenu dans ses bras avant de l’abandonner sur le parvis d’un temple astaférien, et il eut envie de pleurer.

« L’eau bouillante d’un puits te bouffera l’intérieur aussi sûrement que t’as étripé toutes ces putes, Ab », lâcha Fonch en guise d’épitaphe.

Ses deux hommes levèrent leur poignard dans le même mouvement. À cet instant, une secousse brève, rageuse, ébranla le sol.

CHAPITRE II

ELLULA

Que la volonté de l’Un soit faite, que sa Parole retentisse dans le grand univers jusqu’à la fin des temps. Longtemps j’ai cru que je ne reprendrais plus jamais la plume. Je n’ai jamais eu de goût pour l’écriture, je le confesse, contrairement au moncle Artien, ce compagnon que m’ont imposé les dioncles et que je n’ai toujours pas appris à respecter. Mon style n’est pas aussi brillant que le sien, je le crains, mais le moncle Artien m’a confié qu’il entreprendrait bientôt le récit des maudits d’Ester, et je me dois de présenter une version des faits qui ne soit pas édulcorée, déformée, qui offre en tout cas un point de vue différent et, à mon sens, plus proche de la vérité. Je n’aime pas la compromission, et la compromission est chez mon coreligionnaire une seconde nature. Nous, les moncles, avons été forgés dans l’airain de l’intransigeance, et notre sacerdoce se délite dans la mollesse comme l’homme perd sa vigueur dans les bras de la femme. Je n’aime pas non plus la rigueur morale des Kroptes, que j’assimile au fanatisme. Contradiction, me direz-vous : voilà des gens dont le zèle devrait me ravir l’âme. Voilà des gens qui ont remis la femme, la corruptrice, à sa juste place, la deuxième. Voilà des gens qui n’ont pas transformé leur planète en terre désolée, inhabitable. Voilà des gens épargnés par l’argent, le pouvoir, la dépravation, par tous ces vices qui ont métamorphosé les Estériens du Nord en démons lubriques et criminels. Voilà des gens qui pourraient symboliser l’idéal du Moncle tel que décrit dans le Livre second des vertus et révélations. Cependant, je suis amené à les croiser tous les jours dans un espace confiné, et il m’apparaît que plus je les fréquente et moins je les souffre. Cette défiance tient-elle à leur liturgie, à leurs croyances, à leurs rituels ? Je ne le crois pas. Tient-elle à l’arrogance de leurs officiants qu’on appelle les eulans ? Je ne le crois pas. Tient-elle à leur refus de la science, du progrès, à cette sorte de naturalisme rétrograde dont ils ont fait le pilier de leur civilisation ? Je me suis interrogé longtemps dans mes méditations quotidiennes, et l’Un, dans son infinie sagesse, a fini par m’envoyer la réponse sous la forme d’une conviction intime, claire, que j’ai élevée au rang d’une vérité intangible : leur nature intrinsèque est incompatible avec le principe créateur monclal, avec notre propre nature par conséquent. Avec la mienne en tout cas, car le moncle Artien nage en leur compagnie avec la même aisance qu’un sarquens dans l’océan bouillant. N’allez pas croire que je veuille jeter le discrédit sur mon condisciple. Sa jeunesse et la tendresse de son esprit en font un être vulnérable, et sans doute la responsabilité de sa déchéance incombe-t-elle au conseil des dioncles qui l’a choisi pour cette mission – ma mère l’Église voudra bien me pardonner ce jugement intempestif. La décision des dioncles prenait certes en compte le facteur temps : mes deux cent cinquante ans révolus ne me donnent aucune chance d’arriver au terme du voyage, tandis que lui, avec l’aide de l’eau de l’immortalité, aurait dû être la pierre angulaire de la nouvelle Église, le représentant du Moncle sur le monde nouveau.

La rédaction de ces quelques lignes m’a épuisé. Je me sens plus rouillé qu’une vieille armure. Je rouvrirai ce cahier demain, ou un autre jour, quand j’aurai recouvré des forces. Une dernière remarque avant de ranger mon nécessaire d’écriture : j’ai loué plus haut la soumission des femmes kroptes. J’aurais pu ajouter la réserve qu’elles observent en toutes circonstances, la pudeur qui leur ordonne de voiler les appâts les plus tentants de leur corps – tentants pour les « hasardeux » qui recherchent le plaisir des sens, bien entendu –, mais je constate aujourd’hui que certaines d’entre elles cèdent à la tyrannie de leurs désirs profonds, ces aspirations individuelles illusoires que les eulans kroptes appellent l’« egon », avec une fureur digne des hétaïres estériennes des cités décadentes du Nord. Leur prétendue vertu n’aurait-elle été qu’une ruse ? Je remercie l’Un de m’avoir gardé de la femme, de son ventre et de ses turpitudes.

Extrait du journal du moncle Gardy.

De la fenêtre de sa chambre, Ellula contemplait avec tristesse un paysage qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion d’admirer. La lande ondulait sous les vents du large qui ployaient les herbes et projetaient les pétales des mauvettes sur les rochers noirs. Au deuxième plan, à demi occultées par les brumes permanentes, les vagues de l’océan bouillant se brisaient sur les récifs déchiquetés dans d’immenses gerbes d’écume qui s’élevaient au-dessus des falaises et donnaient l’impression que des sources fumantes jaillissaient du sol.

Elle suivit un moment la course bondissante d’un aro de son père qui poursuivait un yonak éloigné du troupeau, puis son regard revint se poser sur les frissons ondulants de la lande et de l’océan, un double mouvement perpétuel, fascinant, synchronisé parfois, chaotique le plus souvent. Elle avait couru tous les jours dans ces herbes battues par les rafales, escaladé les pierres et les falaises, reçu sur la nuque et le cou des gouttelettes brûlantes, exploré les criques à marée basse, rassemblé les yonaks au crépuscule, puis, enivrée d’air, d’iode, d’odeurs, de chaleur, elle s’était assise sur le balcon de la maison pour observer sans jamais se lasser les fugues aériennes jouées par les fleurs mauves et les envolées blanchâtres d’écume.