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Ses quatre demi-sœurs avaient quitté la maison familiale les années précédentes afin de rejoindre leur nouveau foyer. Elle n’avait pas assisté aux cérémonies de mariage, car seules les premières épouses pouvaient prétendre à une célébration festive, et aucune d’elles ne s’était mariée en premier rang. C’était Prendan Lankvit, son père, qui avait négocié ces unions lors des rassemblements hebdomadaires au temple local de l’Erm et, comme il n’était pas très riche, qu’il avait proposé une misérable dot de deux yonaks pour chacune de ses filles, il n’avait trouvé pour elles que des hommes déjà nantis de trois ou quatre épouses. En bonnes Kroptes, elles avaient accepté de partager leur mari avec des femmes mieux placées qu’elles sur le plan hiérarchique et affectif. Ellula avait reçu de leurs nouvelles par l’intermédiaire des jolis-gorges, des jeunes garçons qui se mettaient au service de la communauté pendant deux ans pour colporter les nouvelles de domaine en domaine. Elle avait appris qu’Aïra, l’aînée, avait donné naissance à un fils, que deux autres étaient enceintes, que la quatrième, Obvia, travaillait dur pour se frayer un chemin dans le cœur d’un époux inflexible. Elle avait souffert de leur absence, même si, nées d’une autre mère et plus âgées qu’elle, elles ne lui avaient jamais témoigné de véritable tendresse et l’avaient souvent exclue de leurs jeux, de leurs rires, de leurs disputes, de leurs secrets. Elles avaient laissé derrière elles un vide douloureux que n’avaient pas réussi à combler l’affection étouffante de sa propre mère, Alva, l’amour bourru de son père et la pédagogie distante et agacée de Mazira, la première épouse à qui revenait traditionnellement la charge d’éduquer les jeunes filles.

Elle fut envahie d’une tristesse tellement poignante qu’elle dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Les envoyés d’Isban Peskeur allaient bientôt arriver, et le moment aurait été très mal venu de présenter mauvaise figure et d’attirer la réprobation générale sur la famille de Prendan Lankvit. Mazira avait essayé tant bien que mal de lui inculquer les valeurs fondamentales des femmes kroptes, le sens du devoir, la pudeur, l’obéissance, et, même si la perspective de devenir la cinquième épouse d’Isban Peskeur, un fermier de l’intérieur, la révoltait profondément, elle refusait de s’enfuir à toutes jambes et de se réfugier dans les labyrinthes de la falaise comme le lui soufflait la voix insidieuse de l’egon, le démon du désir individuel. Elle portait le nom emblématique d’Ellula, l’héroïne la plus célèbre de la mythologie kropte, et elle se devait d’extirper l’égoïsme de son cœur avec la même force que les vents arrachaient les pétales des mauvettes ou que les vagues fouettaient les récifs. Les femmes kroptes ne s’appartenaient pas, elles avaient pour rôle de perpétuer et consolider la communauté, de transmettre une tradition qui remontait à des milliers d’années et glorifiait la dévotion, la soumission, la rectitude morale.

Elle eut le pressentiment soudain qu’elle ne partait pas pour la maison d’Isban Peskeur mais pour un voyage dont elle ne reviendrait pas. Non seulement elle ne courrait plus dans ces herbes qui lui avaient si souvent cinglé les jambes et les bras, elle ne s’allongerait plus sur les rochers réchauffés par les embruns, elle ne couvrirait plus son corps des pétales parfumés des mauvettes, elle ne se baignerait plus dans les flaques tièdes abandonnées à marée basse par l’océan bouillant, mais elle quitterait définitivement ce monde, elle volerait dans un vide noir et profond au milieu des étoiles, exacte transcription de la mort dans la tradition orale kropte. Elle avait déjà reçu des prémonitions ou des visions qui s’étaient révélées justes et lui avaient valu sa plus grande humiliation. Les eulans, les officiants kroptes, considéraient les phénomènes métapsychiques comme autant de tentatives des démons eschatologiques de l’Amvâya pour s’emparer des âmes et entraîner l’humanité dans sa chute. À l’âge de cinq ans, elle avait prédit le grand incendie qui avait ravagé une partie du continent Sud et provoqué la mort de mille cinq cents Kroptes et de dix mille yonaks. Deux ans plus tard, elle avait vu en rêve la mort de son frère Barkan, le fils unique de Prendan, emporté par une crue soudaine de la rivière Qril tandis qu’il effectuait son service de joli-gorge dans les terres arides et glacées du péripôle. Les images et les sensations s’imposaient en elle comme les manifestations péremptoires d’une volonté supérieure. Bien qu’elle ne provoquât ni n’encourageât le phénomène, elle avait été traînée par Mazira devant l’eulan de l’Erm et condamnée à subir le rituel d’exorcisme : tout en psalmodiant les formules de purification, l’eulan l’avait fouettée jusqu’au sang avec une branche souple de zédrier, l’arbre sacré des Kroptes. De ce châtiment exécuté en public dans la grande salle du temple, elle ne se rappelait pas ce qui l’avait meurtrie le plus, les morsures virulentes des branches épineuses sur sa peau tendre, les regards humiliants des fidèles sur son corps dénudé, ou encore les visages mortifiés de son père et de sa mère. Dès lors, elle s’était efforcée d’ignorer les pensées qui ne lui appartenaient pas et, si les visions se montraient plus fortes que sa volonté, elle évitait soigneusement de les divulguer bien que ce mutisme s’apparentât à une véritable torture. Elle restait pourtant intimement persuadée que le ciel – ou l’Ellula des légendes – lui envoyait ces révélations afin de les transmettre au peuple kropte, que les eulans avaient tort de dénigrer ainsi les présents de l’ordre cosmique.

Elle n’entendit pas sa mère entrer dans la chambre. Vêtue d’une robe et d’un tablier gris en laine de yonak, les cheveux rassemblés sous une coiffe blanche, Alva se montrait en toutes circonstances d’une discrétion exemplaire, presque maladive, contrairement à Mazira qui parlait fort et ne pouvait rien entreprendre dans la maison sans que le bois grince ou que les portes claquent. C’était là sans doute la différence entre une première et une deuxième épouse : l’une évoluait dans la lumière et les bruits tandis que l’autre s’affairait dans l’ombre et le silence. Ellula voulait encore espérer que les rôles se répartissaient de manière différente dans les familles plus riches où cohabitaient quatre, cinq ou six épouses, que toutes réussissaient à se ménager une petite place dans la maison et le cœur de leur mari.

« Tu ne t’es pas encore changée ? Le char envoyé par Isban Peskeur va bientôt arriver. »

Ellula jeta un coup d’œil sur les vêtements étalés sur le lit. Fille unique d’Alva, elle avait naturellement hérité de la robe de promise de sa mère, qui l’avait elle-même reçue de sa mère avant son mariage : la laine de yonak avait la blancheur passée des étoffes anciennes, et seules les broderies bleues de la coiffe et du col arrondi avaient conservé leur teinte d’origine. Le jupon et le corset de fibres végétales tressées complétaient la tenue nuptiale. À partir de cet instant, ses seins, ses hanches et ses cheveux resteraient comprimés dans leur prison de tissu, la loi kropte interdisant aux femmes de dévoiler d’autres parties de leur corps que le visage, le cou et les mains.

« Je n’ai pas envie de me marier, maman. »

Alva s’approcha de sa fille et la serra tendrement dans ses bras.

« Cela fait maintenant plus de trois ans que tu es en âge de féconder. Prendan ne pouvait te garder plus longtemps, ou pas un homme n’aurait voulu de toi. Voudrais-tu donc finir comme les ventres-secs ? »

Ellula se souvint de ces deux femmes qui, deux ans plus tôt, s’étaient présentées à bout de forces à la porte de la ferme familiale et que Mazira, dans sa grande mansuétude, avait autorisées à rester quelques jours dans l’étable en compagnie des yonaks. Elles avaient été traitées avec moins de considération que les aros de son père. Elles avaient dormi dans la paille bien que trois chambres fussent disponibles, et n’avaient mangé que des restes servis dans des écuelles de bois. Elles avaient lavé leurs vêtements dans les flaques chaudes et salées de l’océan bouillant, les avaient étalés sur les rochers et étaient restées nues, blotties l’une contre l’autre, pendant qu’ils séchaient. Vivants symboles de la déchéance physique, sociale et matérielle, elles avaient jeté sur Ellula des regards d’envie, de tristesse, de folie, et longtemps les éclats tragiques de leurs yeux avaient hanté ses rêves.