— Si seulement nous pouvions en apprendre davantage… déplora Cresida. Je travaille toujours à mon projet d’un système de sécurité que nous pourrions installer aussi aisément et rapidement que possible sur les portails. Il sera sans doute prêt quand nous atteindrons Atalia.
— Espérons-le. » Duellos poussa un soupir. « Dans la mesure où nous en savons si peu sur les réactions et les intentions de ces entités.
— Plumes ou plomb ? » lâcha Desjani, évoquant l’antique énigme posée par un démon qui, seul, connaissait la bonne réponse et pouvait la modifier à chaque instant. Comme Duellos l’avait fait remarquer une certaine fois, les extraterrestres étaient eux aussi une énigme, où questions et réponses demeuraient non seulement inconnues, mais reflétaient des processus mentaux étrangers aux humains qui s’efforçaient de comprendre leurs objectifs et la signification qu’ils leur donnaient.
— Telle est ma question, capitaine Desjani. Je vous saurais gré de ne pas jouer les démons avec mon énigme. Mais, par pure curiosité, quelle était la bonne réponse cette fois-ci ? »
Desjani eut un sourire déplaisant. « Vous n’aimeriez pas la connaître. Les femmes peuvent se montrer tout aussi énigmatiques que les démons.
— Vous ne croyez tout de même pas, sincèrement, que je vais mordre à cet hameçon ? »
Alors que les images de Tulev, Cresida et Duellos commençaient de s’évanouir, Desjani baissa les yeux sur son calepin électronique et fronça les sourcils. « Pardonnez-moi, capitaine, mais ma présence est requise à l’ingénierie. » Elle sortit précipitamment, laissant Geary et Rione en tête-à-tête.
Rione, l’air inhabituellement docile, tourna à son tour les talons pour quitter le compartiment, mais s’arrêta juste avant. « Qu’est-il donc arrivé au capitaine Tulev ? Il a affirmé qu’il ne lui restait plus rien. »
Geary hocha la tête au souvenir des dossiers personnels qu’il avait consultés. « Sa famille a été massacrée lors d’un bombardement syndic de sa planète natale. Femme et enfants.
— Oh ! Bon sang ! » Rione secoua la tête. « C’est affreux, mais il devrait tout de même lui rester quelqu’un. D’autres parents. Quelle planète ? »
Il s’efforça de s’en souvenir. Il y en avait tant. « Élys… Élysa ?
— Élyzia ?
— Oui, c’est ça. » Il la dévisagea, agacé que le nom lui fût venu si vite à l’esprit. « Que s’est-il passé ?
— Un bombardement syndic, murmura Rione, si bas qu’il l’entendit à peine. Mais prolongé, dans le cadre d’une lourde frappe contre l’Alliance. La presque totalité de la surface de la planète a été dévastée et sa population pratiquement décimée. Une fois les Syndics repoussés, elle a été rayée des nomenclatures et les survivants ont été évacués, à l’exception de quelques-uns qui avaient insisté pour rester sur place et occuper, en cas de retour de l’ennemi, les installations défensives reconstruites. Le capitaine Tulev a littéralement dit la vérité. Il ne lui reste plus rien. » Elle le regarda dans les yeux. « Sauf la flotte. Vous vous étiez rendu compte que vous partagiez cette condition avec lui ?
— Non. » Geary chercha à ajouter d’autres mots mais n’en trouva pas.
« Nous avons exercé des représailles sur Yunren, poursuivit Rione, comme se parlant à elle-même. Un système syndic frontalier. Il n’en reste plus rien non plus, sinon quelques défenses occupées par des durs à cuire qui ne vivent plus que pour bénéficier d’une occasion de massacrer ceux qui ont anéanti leur planète. Depuis, les deux camps ont évité de recommencer, encore que j’ignore si c’est parce que la destruction d’une planète entière exige trop de travail ou parce qu’ils étaient horrifiés d’être tombés si bas. »
Geary secoua la tête, pris de nausée. « Comment a-t-on pu donner de tels ordres ?
— Oh, mais c’est assez facile, capitaine Geary. Il suffit d’échafauder ses plans à grande distance de l’ennemi en consultant un vaste hologramme des étoiles fourmillant de petites planètes. Rien que des points aux noms bizarres. Des cibles. Pas les foyers de vos semblables, mais des cibles qu’on doit éliminer au nom de leur protection. C’est très facile, répéta-t-elle. De justifier le meurtre de millions ou de milliards de gens.
— Bizarre, lâcha Geary. J’ai parlé à des fusiliers spatiaux. Ils affirment que, pour pouvoir combattre l’ennemi, ils doivent d’abord le déshumaniser, tout en veillant à ne pas se laisser entraîner trop loin dans ce processus, faute de quoi ils tueraient des gens qui ne représentent pas vraiment une menace. Mais, à l’autre extrémité de la hiérarchie, les plus haut gradés, qui pourtant n’ont jamais à l’affronter sur le terrain, doivent le déshumaniser en masse, par centaines, milliers ou même millions. »
Elle se retourna pour le regarder. « Je me demande parfois si les extraterrestres n’ont pas raison et si l’on ne peut pas compter sur l’humanité pour s’autodétruire.
— J’espère que non. Le spectacle direct des événements de Lakota semble avoir beaucoup impressionné nombre d’officiers de cette flotte. On peut difficilement prendre de la distance en voyant une planète habitée ravagée d’un seul coup.
— L’impact est en effet très violent. Et le capitaine Cresida ? Elle regardait Tulev comme s’ils avaient quelque chose en commun. Sa famille se trouvait aussi sur Élyzia ?
— Non. Son époux était un officier de la flotte. Ils n’étaient mariés que depuis un an quand il a trouvé la mort au combat.
— Il y a combien de temps ?
— Deux ans. »
Rione hocha la tête. « Au bout de dix ans, je m’attends encore parfois à revoir mon mari. Cresida accepterait-elle mes condoléances ?
— Je pense. Elle ne m’en a jamais fait part, mais vous partagez ce deuil. »
Rione laissa échapper un long et lent soupir, pareil au dernier souffle d’un coureur agonisant. « J’ignore si les vivantes étoiles sont réellement responsables de votre présence ici aujourd’hui, capitaine Geary, mais il m’arrive souvent de réfléchir à cette guerre et de prier désespérément pour qu’elles le soient et que vous y mettiez un terme définitif. » Elle se retira sur ces mots, le laissant seul, le regard rivé sur l’écoutille fermée.
Trois
Héradao. Alors que les vaisseaux de l’Alliance en provenance de Dilawa se matérialisaient au point d’émergence, la première pensée de Geary fut pour les trois seuls sauts qui séparaient encore la flotte de chez elle.
La seconde porta sur les difficultés qu’elle rencontrerait en traversant le système d’Héradao ; mais il aurait bien assez tôt la réponse à cette question. Assez sensibles pour détecter de petits objets à des heures-lumière de distance, les senseurs de la flotte scannaient déjà leur environnement et réactualisaient l’hologramme sous les yeux de Geary.
« Ils sont là », déclara calmement Desjani. Mais ses yeux brillaient déjà d’excitation à la perspective du combat. « Mais pas à proximité. »
Geary s’efforçait de contrôler et de ralentir sa respiration à mesure que les vaisseaux ennemis se multipliaient sur son hologramme, dans un vertigineux tourbillon de réactualisation des données. La principale flottille syndic, disposée selon la sempiternelle formation parallélépipédique, se trouvait à quatre heures-lumière et gravitait nonchalamment autour de l’étoile Héradao. Une deuxième, plus petite, orbitait un peu plus loin, à quelque cinq heures-lumière de la flotte. Relativement loin, donc, comme l’avait fait remarquer Desjani. Même si la plus importante formation syndic se dirigeait droit sur la flotte pour une interception, plus d’une journée s’écoulerait encore avant que les forces adverses n’entrent à portée d’engagement. « J’aurais cru les systèmes de défense plus fournis près de la frontière. »