Le champ de bataille où s’engagerait cette fois le combat avec l’ennemi impliquait évidemment une vaste étendue de vide interplanétaire ; quant au reste, Héradao ne différait guère des autres systèmes stellaires habités : quatre planètes intérieures gravitaient autour de l’étoile, la plus proche en orbite rapide, à deux minutes-lumière seulement, comme si la petite planète s’efforçait de se soustraire à la chaleur et aux radiations qui la pilonnaient. Les trois autres orbitaient respectivement à quatre, sept et neuf minutes-lumière et demie de l’étoile. Compte tenu de la luminosité de cette dernière, celle qui s’en trouvait à sept jouissait de conditions supportables, sinon parfaites, pour le maintien de la vie humaine, et les hommes en avaient tiré profit, même si, à une telle distance de l’étoile, le bombardement de radiations était sans doute assez puissant pour engendrer des problèmes de santé supplémentaires. Villes et cités en émaillaient la surface et, si Héradao avait été évincé de l’hypernet syndic, cette troisième planète semblait assez agréable et opulente pour héberger et nourrir une population relativement importante. Assez curieusement pour un système stellaire oublié par l’hypernet, la quatrième planète, glacée, présentait une activité humaine plus développée que par le passé, si l’on en jugeait par les vieilles archives syndics récupérées à Sancerre. « Décelez-vous des signes de la présence du camp de prisonniers de guerre sur la troisième planète ? »
La vigie des opérations opina. « Oui, capitaine. Il s’y trouve encore, toujours occupé, et nous captons des communications indiquant qu’il continue d’héberger des prisonniers de l’Alliance.
— Nous devrons donc la visiter après avoir expédié ces deux flottilles syndics, semble-t-il. » Hormis quelques astéroïdes et les appareils syndics, un grand vide régnait dans la partie médiane du système d’Héradao. La planète suivante, une supergéante gazeuse, se trouvait à bien plus de trois heures-lumière de l’étoile. Avec tous ses satellites, elle évoquait un système stellaire à part entière et donnait l’impression d’être assez grosse pour avoir failli se transformer en naine brune. Elle avait manifestement aspiré tout ce qui gravitait aux confins du système stellaire. Geary se demanda si ses lunes les plus importantes, aux larges orbites, n’auraient pas été des planètes avant leur captation.
On distinguait une intense activité syndic autour de la géante gazeuse (laquelle se trouvait pour l’instant de l’autre côté d’Héradao par rapport à la flotte de l’Alliance), laissant entendre qu’on y exploitait des mines et des manufactures extraplanétaires. Mais détourner la flotte vers la géante gazeuse pour piller ses filons de minerais bruts et remplir les soutes des auxiliaires l’écarterait beaucoup trop de sa trajectoire vers le point de saut pour Padronis.
« Devons-nous absolument combattre ? s’enquit brusquement Rione. Ne pourrions-nous pas nous contenter de passer sous le nez des défenseurs syndics ? Vous m’avez dit que les vélocités supérieures à 0,2 c engendrent des distorsions relativistes si importantes que ni les systèmes de combat de l’Alliance ni ceux des Syndics ne peuvent assez les compenser pour cibler avec efficacité les vaisseaux ennemis. Si la flotte fonçait vers le point de saut pour Padronis à une vitesse assez élevée, les Syndics seraient dans l’incapacité de nous infliger des dommages.
— Ni nous à eux », marmotta Desjani, trop bas pour que Rione pût entendre.
Geary y réfléchit puis secoua la tête : « Ce serait trop facile. » Avant qu’une Rione incrédule pût répondre, il pointa l’hologramme. « Les Syndics savent que nous tenons désespérément à atteindre ce point de saut. Ils savent aussi que nous pourrions tenter de les contourner et ils ont eu le temps de s’y préparer.
— Qu’auraient-ils bien pu faire ? demanda Rione avant de se rembrunir. Poser des mines ?
— Ouais. Des mines. Regardez cette flottille, postée entre leur groupe principal et le point de saut pour Padronis. Elle est en position idéale pour déterminer notre trajectoire d’esquive de la flottille principale et placer des mines tout au long. Si nous filions assez vite pour interdire aux systèmes de visée ennemis de nous cibler, nos propres systèmes seraient aussi dans l’incapacité de repérer ces mines, ni d’autres déjà semées le long des trajectoires probables entre notre point d’émergence et le point de saut pour Padronis. Ils pourraient en disposer un champ aussi dense que possible devant nous. »
Au tour de Desjani de froncer les sourcils. « Il ne devrait pas leur en rester, mais ils pourraient avoir transbordé leurs dernières réserves sur les vaisseaux de cette flottille.
— Il n’y a pas moyen de dire lesquels de nos vaisseaux seraient touchés si nous heurtions un champ de mines, ajouta Geary. Et plus notre vélocité serait élevée lors des impacts de ces mines, plus leur puissance de destruction augmenterait. »
Rione fixa un instant un point derrière lui, le front creusé d’exaspération. Geary n’avait nullement besoin de lui dire ouvertement que l’Indomptable risquait d’être victime d’un tel impact, et l’Indomptable devait impérativement rentrer. « Quel est votre plan, en ce cas ?
— Je n’en sais rien encore.
— Vous saviez que nous risquions de tomber ici sur des Syndics. Vous avez dû prévoir quelque chose. »
Geary sentit poindre une migraine familière, tandis que Desjani levait les yeux au ciel à l’insu de Rione. « Madame la coprésidente, je savais effectivement que nous trouverions des Syndics à Héradao, mais j’ignorais leur force et leur position. Je savais donc que je ne pourrais échafauder un plan qu’après avoir évalué la situation, sauf à tomber sur eux au point d’émergence et à devoir les combattre dans l’immédiat.
— Quel délai vous faudra-t-il ?
— Vous a-t-on déjà dit, madame la coprésidente, que vous pouviez parfois vous montrer d’une folle exigence ? »
Rione lui décocha un sourire à la feinte suavité. « Merci du compliment. Nous ne parlions pas de moi mais de votre plan.
— Je vous tiendrai au courant. Nous avons le temps d’y réfléchir et je ne tiens pas à le gaspiller. » Geary se leva et fit un signe de tête à Desjani. « Nous allons garder le cap sur le point de saut pour Padronis. Si jamais une idée vous vient ou si les Syndics réagissent à notre présence, faites-moi signe.
— À vos ordres, capitaine. »
Geary lui jeta un regard soupçonneux, mais, pour une fois, ces quatre mots semblaient n’avoir que ce seul sens.
Il parcourut les coursives de l’Indomptable, retournant presque distraitement, tant il était plongé dans ses pensées, leurs saluts et leurs vœux à ses spatiaux. Le problème fondamental, c’était que les Syndics avaient appris et s’étaient adaptés à ses tactiques. Il ne pouvait donc plus espérer les voir stupidement charger bille en tête, droit sur le cœur de la formation de l’Alliance, permettant ainsi à cette dernière de concentrer toute sa puissance de feu sur les cibles qu’il lui désignerait.
Il existait sans doute des moyens de contourner cela, d’embrouiller et de manœuvrer l’ennemi, mais tous auraient exigé de gaspiller davantage de cellules d’énergie. Une flotte n’est pas censée se retrouver dans une situation où ses réserves sont si basses. Mais il était bien obligé de tenir compte de cette réalité, comme de tant d’autres facteurs imprévisibles.
Ses pas le portèrent d’une coursive à l’autre et lui firent parcourir plus d’une fois le vaisseau dans toute sa largeur, traverser des zones d’activité et dépasser des batteries de lances de l’enfer, sans pourtant lui apporter l’inspiration. Pas plus que Desjani ne l’appela pour lui faire part d’une idée efficace. Il se persuada qu’elle lui faisait encore trop confiance, convaincue qu’avec l’aide des vivantes étoiles le grand Black Jack Geary sortirait derechef un lapin de son chapeau quand le besoin s’en ferait désespérément sentir.