Desjani garda un instant le silence puis lui jeta un regard en biais. « Vous recourberiez les cieux ?
— Si j’en étais capable, déclara Geary en hochant la tête, sidéré.
— Je vous le rappellerai peut-être. » Elle se redressa et salua. « L’Indomptable fera son devoir, et son commandant aussi. C’est un bon plan, capitaine. Il devrait surprendre l’ennemi et, plus capital encore, il devrait lui nuire.
— Merci. » Il lui retourna son salut et poussa un soupir de soulagement en la regardant sortir. Non sans ressentir, malgré tout, une certaine appréhension quant à la signification exacte de ce « Je vous le rappellerai peut-être ».
« Je présume que vous avez un plan maintenant ? » demanda Rione.
De nouveau installé dans son fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable, Geary se retourna pour acquiescer d’un signe de tête. « C’est une surprise.
— Fantastique. Mais autant pour nos propres vaisseaux que pour ceux de l’ennemi, à ce qu’il semble.
— Jusqu’à un certain point.
— Dans la mesure où nous ne sommes plus qu’à une heure du contact, nous devrions connaître vos intentions avant longtemps, j’imagine. » Desjani affichait un visage impassible, mais qui ne suffit pas, apparemment, à bluffer Rione. « Ceux d’entre nous, en tout cas, qui ne sont pas encore dans la confidence », précisa-t-elle, avant de se rejeter en arrière avec une nonchalance affectée.
Desjani attendit quelques minutes puis se pencha vers Geary pour parler dans sa bulle d’intimité. « Je dois vous présenter des excuses.
— Certainement pas. Je m’attendais de votre part à une réaction bien plus outrée.
— Ce n’est pas ce que je veux dire. » Elle coula un regard vers Rione. « J’avais cru que vous mainteniez l’Indomptable à l’arrière sur sa demande, afin de préserver la clé de l’hypernet syndic. J’aurais dû me rendre compte que vous ne le feriez pas. Je regrette d’y avoir seulement songé.
— Ce n’est pas grave. Maintenant, Tanya, tâchez d’avoir l’esprit au jeu. La partie va être rude. J’ai besoin de vous au mieux de votre forme.
— Vous y avez toujours droit, capitaine. » Desjani sourit et s’adossa à son fauteuil de commandant.
Une demi-heure avant le contact. Douze heures plus tôt, Geary avait sciemment redisposé la flotte en une formation reflétant celle des Syndics, avec quatre sous-formations d’angle et une centrale. Il allait bientôt devoir manœuvrer, mais pas trop prématurément. L’ennemi avait maintenu sa trajectoire et sa vélocité et, bien qu’il s’attendît certainement, de la part de Geary, à des changements de dernière minute de ses vecteurs, il continuait de fondre sur la flotte de l’Alliance, droit sur sa sous-formation centrale.
« Comptez-vous vous adresser à la flotte ? demanda Desjani sur un ton laissant entendre qu’il lui faudrait en passer par là, qu’il en fût ou non conscient.
— Excellente idée. » Geary s’accorda une brève pause pour mettre de l’ordre dans ses pensées puis activa le circuit général de la flotte. « À tous les vaisseaux de la flotte. Cette flottille syndic s’interpose entre nous et l’espace de l’Alliance. Nous compensons par l’expérience et le courage nos lacunes en ressources. » Ce disant, il ne marchait nullement sur les brisées du capitaine Falco et de ses pareils, qui croyaient l’« esprit guerrier » capable de multiplier par enchantement les aptitudes d’une force combattante. Mais il avait son importance, il pouvait faire la différence, tant qu’on ne lui attribuait pas le pouvoir d’une protection magique contre le feu ennemi. D’un autre côté, l’expérience pouvait aussi peser très lourd dans la balance. « Ces Syndics ne nous arrêteront pas ici, car nous allons inscrire aujourd’hui une nouvelle victoire dans les annales de la flotte de l’Alliance. »
Il coupa la transmission, un tantinet gêné d’avoir employé des termes aussi pompeux, puis constata que Desjani le regardait d’un air approbateur. « Vous faites toujours de très beaux discours avant la bataille, capitaine. Brefs, directs et puissants. »
Vraiment ? « Merci, capitaine Desjani. J’en pensais chaque mot », ajouta-t-il, non sans se demander si ces dernières paroles ne donnaient pas l’impression d’une justification a posteriori.
Mais Desjani parut estomaquée. « Bien évidemment. Et nous le savons tous. Vous en avez donné la preuve. Quoi qu’il en soit, nous avons tous eu plus que notre lot de longs discours. En les écoutant, il m’a toujours semblé que, s’ils croyaient sincèrement à ce qu’ils disaient, ceux qui les prononçaient auraient pu l’exprimer en beaucoup moins de mots.
— Vous marquez un point, là.
— En effet », intervint sèchement Rione, de manière assez inattendue.
Desjani fronça les sourcils sans se retourner puis, d’un geste, intima le silence à tout le monde sur la passerelle et jeta un regard à Geary.
Concentrant toute son attention sur les mouvements respectifs des forces adverses qui se rapprochaient de plus en plus, c’est à peine si ce dernier le remarqua. Les systèmes de manœuvre entamèrent le compte à rebours, mais Geary se fiait à sa propre expérience pour initier la manœuvre, à ce que lui diraient ses tripes quand se présenterait le moment idéal, en tenant compte du délai requis pour transmettre l’ordre d’entreprendre la série d’instructions qu’il avait d’ores et déjà envoyée à tous les vaisseaux.
Toujours aucun changement côté syndic. La même tactique qu’à Cavalos. Que leur commandant en chef sût ou pas qu’elle avait posé là-bas des problèmes à Geary, il la répétait ici en se réservant de modifier au tout dernier moment la trajectoire de sa flottille pour le priver du plan qu’il avait échafaudé.
Plus qu’une minute avant l’instant d’initier la manœuvre. Il fixa le compte à rebours en fronçant les sourcils, taraudé par l’intuition qu’il était un tantinet trop serré. Il fallait absolument qu’il décidât correctement du minutage, avec une précision digne non pas d’un monde parfait mais du monde réel, et cela dans l’ignorance totale de la manière dont réagirait le commandant en chef ennemi. Mais Geary avait combattu assez souvent les Syndics pour se savoir capable de le pressentir, de sorte qu’il patienta en se laissant guider par son instinct, en même temps qu’il regardait la flotte de l’Alliance et la flottille syndic se ruer l’une vers l’autre.
Attendre. Attendre.
Dix secondes avant d’en donner l’ordre, son pouce se crispa inconsciemment et activa le circuit de communication.
« Formations Indigo Deux et Trois, exécutez immédiatement la série de consignes de manœuvre numéro un. » Il marqua une pause puis transmit de nouveau : « Formation Indigo Un, exécutez immédiatement la série de consignes de manœuvre numéro un. » Attendre encore. Les secondes défilaient, tandis que la proue de l’Indomptable s’inclinait vers le haut. « Formations Indigo Quatre et Cinq, exécutez immédiatement la série de consignes de manœuvre numéro un. »
Sur son écran, Geary vit les petites sous-formations se dissoudre au-dessus et au-dessous du corps principal de la flotte puis s’effondrer vers lui, tandis qu’il montait à leur rencontre et que ses vaisseaux quittaient à leur tour leur position et altéraient leur trajectoire. Le commandant en chef ennemi n’assisterait au début de cette manœuvre que dans quelques minutes puisqu’une grande distance séparait encore les deux flottes, et il en déduirait que l’Alliance comptait se livrer à une passe de tirs au-dessus de son parallélépipède ou bien tenterait de le contourner en le survolant. Il lui faudrait alors décider d’altérer légèrement, lui aussi, sa propre trajectoire vers le haut, tout en sachant qu’il ne disposerait que de quelques minutes pour prendre sa décision.