Revenu d’entre les morts ? Quelles légendes ? La guerre durait-elle encore au bout d’un siècle ?
Tous ceux qu’il avait connus devaient être morts. Qui donc étaient ces gens et pour qui le prenaient-ils ?
John Geary se réveilla en sursaut dans sa cabine de l’Indomptable ; il respirait lourdement et transpirait en dépit du souvenir persistant que ses entrailles conservaient de la glace qui les emprisonnait naguère. Il n’avait pas eu de flash-back des dernières minutes du Merlon et de son réveil à bord de l’Indomptable un siècle plus tard depuis un bon moment. Il se massa le front des jointures d’une main tout en s’efforçant de ralentir le rythme de sa respiration. Les sombres contours de sa cabine semblaient le toiser.
L’amiral à la grosse voix était mort dans le système mère des Mondes syndiqués après que son plan pour gagner la guerre s’était révélé un traquenard des Syndics. Beaucoup d’autres gens et de vaisseaux de l’Alliance avaient connu le même sort. Voyant en lui leur sauveur, les rescapés s’étaient tournés vers le légendaire Black Jack Geary, et, en dépit de l’exécration qu’il vouait à l’inaccessible figure héroïque campée par les légendes, il s’était retrouvé contraint d’assumer le commandement de la flotte. En effet, sa promotion posthume au grade de capitaine de vaisseau remontait à près d’un siècle, et aucun autre officier survivant de la flotte ne pouvait se targuer d’une telle ancienneté. Nombre d’entre eux avaient douté de son aptitude au commandement, douté qu’il fût effectivement ce héros de légende, mais, bien qu’il partageât secrètement leurs doutes, il s’était rendu compte qu’il devait tenter le coup.
Et, jusque-là, il avait réalisé l’impossible ; grâce à des compétences acquises un siècle plus tôt mais oubliées par la flotte au cours des décennies de ce carnage qu’était devenue la guerre après la destruction du Merlon, il avait guidé la flotte de l’Alliance à travers l’espace syndic en une longue et agressive retraite.
Son regard s’arrêta sur l’hologramme des étoiles qui flottait au-dessus de la table de sa cabine. Il l’avait maintenu en activité, centré sur l’étoile Dilawa, en allant se coucher. Certes, la flotte se trouvait encore dans l’espace syndic, mais elle n’était plus qu’à trois sauts de celui de l’Alliance et de la sécurité. Il était si proche de réussir à sauver ceux qui avaient cru en lui. Mais on était toujours en territoire ennemi et il fallait se frayer un chemin en combattant, notamment la flottille syndic qui les attendrait sans doute à la sortie d’un de ces sauts ; en outre, le souvenir du Merlon était revenu le hanter.
Il soupira de lassitude puis pécha une barre énergétique dans un tiroir avant de l’étudier d’un œil soupçonneux. À l’instar de la grande majorité des vivres qui restaient, la ration provenait de réserves syndics abandonnées lors de la désertion de systèmes stellaires consécutive à la construction de l’hypernet, et l’ennemi lui-même n’avait pas jugé bon de les emporter. La date de péremption en était sans doute expirée depuis beau temps, mais cette barre et les autres aliments réquisitionnés avaient été conservés dans le vide après l’abandon du système et restaient théoriquement comestibles.
La barre était enveloppée d’un emballage de propagande montrant une troupe de fantassins syndics à l’allure ridiculement martiale qui se déplaçait de gauche à droite. Il le déchira, évita de lire la composition puis entreprit de croquer des bouchées et de les avaler. Malgré tous ses efforts, il ne put s’empêcher de grimacer. Les spatiaux de la flotte se plaignaient souvent de la qualité du rata, mais, hormis le fait qu’elles vous maintenaient en vie, ces rations syndics avaient au moins le mérite de vous faire trouver celles de l’Alliance succulentes.
Et, comme le disait la vieille blague, la graille syndic n’était pas seulement atroce : elle était aussi insuffisante. La barre pesait sur son estomac comme une boule de plomb, mais ce ne fut pas seulement pour cette raison qu’il s’abstint d’en grignoter une seconde. Coupée de tout réapprovisionnement et piégée en territoire ennemi, une flotte devait se rationner. Geary refusait de mieux se nourrir que ses hommes. Au demeurant, compte tenu de la qualité de l’ordinaire syndic, le mot « mieux » n’était sans doute pas le plus indiqué.
Son panneau de communication bourdonna avec insistance et il appuya sur le bouton de réception.
« Des bâtiments ennemis viennent d’émerger au point de saut de Cavalos, capitaine Geary. »
Il frappa une autre commande et l’hologramme des étoiles clignota puis s’éteignit, remplacé par un autre ne montrant que le système stellaire de Dilawa et les vaisseaux qu’il abritait. Quand la flotte de l’Alliance avait quitté Cavalos, il n’y restait plus guère d’unités syndics pour lui barrer la route, à moins de prendre en compte les épaves qui, réduites en amas de débris à la lente expansion, gravitaient autour de son étoile.
Mais de nombreux autres bâtiments ennemis traquaient encore la flotte de Geary et celle-ci commençait à ressentir de plus en plus la fatigue de ce long repli à travers l’espace syndic. Toutes les épaves qui orbitaient autour de Cavalos n’appartenaient pas à l’ennemi. Le croiseur de combat Opportun, le cuirassé de reconnaissance Cœur de Lion et neuf croiseurs et destroyers de l’Alliance avaient aussi péri dans la bataille, tantôt déchiquetés pendant les combats, tantôt sabordés sur les ordres de Geary quand ils étaient trop endommagés pour suivre la flotte.
La pression le rongeait aussi lui-même. Il ne cessait pas de songer aux pertes endurées jusque-là, raison pour laquelle, sans doute, il était victime de ces retours en arrière post-traumatiques.
Il se concentra, non sans effort, sur le présent. « Un seul aviso et deux corvettes “nickel”, fit-il observer.
— En effet », répondit le capitaine Desjani, dont l’image apparut brusquement près de l’hologramme. Elle se trouvait sur la passerelle, bien entendu, et surveillait son vaisseau. « Dommage qu’ils soient à près de trois heures-lumière. Les servants des lances de l’enfer auraient apprécié cet exercice d’entraînement.
— Ils n’ont pourtant pas grand besoin de s’exercer au tir, Tanya », admit Geary, s’attirant un fier sourire de Desjani. Ainsi qu’elle l’avait fait remarquer, le point de saut se trouvait à trois heures-lumière d’une flotte plus profondément enfoncée dans le système stellaire : autrement dit, ce qu’il voyait des vaisseaux syndics datait de trois heures. « Personne n’arrive derrière eux. Ce sont sûrement des éclaireurs.
— Je suis de votre avis. Nous nous attendons à voir une des nickels freiner pour rester au point de saut. L’autre et l’aviso devraient accélérer vers ceux de Kalixa et d’Héradao. » Elle marqua une pause. « C’est la première fois que je vois une corvette nickel sortir d’un système stellaire occupé par les Syndics. Ces coucous sont si vétustes que je m’étonne qu’ils les risquent dans l’espace du saut. »
Si vétustes, en fait, qu’ils étaient déjà en activité cent ans plus tôt, époque où, précisément, ils avaient été surnommés ainsi par les gens de l’Alliance, qui les regardaient comme des appareils bon marché qu’on sacrifiait aisément. Depuis le début de la guerre. Des images de corvettes nickel exécutant des passes de tir sur le Merlon lui revinrent.