— Un destroyer à Xaqui, un croiseur de combat à Vasil, un second destroyer à Gotha, un croiseur lourd à Fingal…
— Vous en étiez le commandant chaque fois ?
— Seulement du second destroyer et d’un croiseur lourd après celui de Fingal. »
Geary la fixa. Sans doute lui avait-elle narré certaines de ses expériences de la guerre, mais elle ne s’était jamais attardée sur ses propres hauts faits ni ne lui avait fourni de détails sur le sort des bâtiments où elle avait embarqué. « Vous m’en voyez désolé. Vous n’en parlez pas beaucoup.
— Non, reconnut-elle. Effectivement. Nous en connaissons tous les deux la raison. Et ça répond aussi à ma question concernant Duellos, n’est-ce pas ?
— Oui. Le Courageux était son vaisseau. Il a le droit de décider s’il veut assister à ses derniers moments.
— Je fais donc passer le mot à Cresida.
— Merci. Si jamais vous voulez en parler… proposa-t-il.
— Je sais. Pareil de mon côté.
— Je m’en souviendrai. » Geary réduisit l’échelle de son hologramme pour avoir tout le système stellaire sous les yeux. Des cargos syndics continuaient de s’enfuir, en quête d’un havre relativement sûr. Il ne semblait pas qu’il fallût s’inquiéter de défenses orbitales fixes à Héradao, mais Geary avait le pressentiment qu’il en rencontrerait quelques-unes sur la troisième planète. Comme l’avait souligné Desjani, la plus petite des deux flottilles syndics s’était scindée et les unités qui la composaient avaient adopté des trajectoires divergentes, dont aucune ne les rapprochait des vaisseaux de l’Alliance.
Restaient bien sûr les avisos de garde postés près des points de saut, mais ils ne représentaient pas une menace et, de toute façon, on n’aurait pas pu les rattraper. Geary se rejeta en arrière en tâchant de se détendre maintenant que le plus difficile était derrière eux. Peut-être, d’ailleurs, n’était-ce pas terminé qu’à Héradao. Qu’auraient bien pu opposer encore les Syndics à la flotte pour lui interdire de regagner l’espace de l’Alliance ? Non, le plus dur serait de refouler le souvenir de l’explosion de ses vaisseaux.
La flotte n’aurait plus de contact avec l’ennemi qu’à une seule occasion, lors de la récupération des ressortissants de l’Alliance détenus dans le camp de travail de la troisième planète. Ses senseurs en avaient confirmé la présence, et, apparemment, près de deux mille prisonniers de guerre y étaient enfermés. Leur libération exigerait sans doute des négociations serrées, voire des menaces, mais la flotte était déjà passée par là. « Madame la coprésidente, pourriez-vous contacter les Syndics de la troisième planète ? demanda-t-il. Afin de voir s’ils opposeraient de grandes difficultés à la libération de nos prisonniers de guerre. Usez s’il le faut de la menace, et libre à vous de leur promettre que nous ne bombarderons pas leur planète s’ils jouent franc-jeu. »
Rione fit un signe à la vigie des communications. « Veuillez établir une connexion avec le réseau de commandement syndic. Je vais envoyer un message préliminaire. » Elle s’adossa à son siège en attendant.
Et patienta.
Desjani se décida à intervenir. Sans doute ne portait-elle pas Rione dans son cœur, mais ne pas apporter tout le soutien requis à une dirigeante de l’Alliance la ficherait mal pour son vaisseau. « Où est le problème ? Pourquoi n’établissez-vous pas cette connexion ?
— Le réseau que nous observons depuis notre irruption dans ce système n’a pas l’air de fonctionner correctement, commandant, répondit l’officier, un tantinet décontenancé. Il existe, mais il présente une étrange activité.
— Une étrange activité ? insista Desjani.
— Oui, commandant. En ce moment même, de sorte qu’il est difficile de l’évaluer. Un peu comme si… » L’étonnement de la vigie grandit visiblement. « Nous venons de recevoir une transmission. Un certain conseil gouvernemental d’Héradao nous adresse un message depuis la troisième planète. Ces gens insistent pour parler au capitaine Geary. »
Guère enclin à palabrer dans l’immédiat avec des commandants syndics, celui-ci se couvrit les yeux de la main. « Répondez-leur que le capitaine Geary ne tient pas particulièrement à leur parler pour l’heure. » La troisième planète se trouvait encore à un peu plus de deux heures-lumière et demie. Les conversations où tout échange d’information exigeait un délai de cinq heures n’avaient jamais été son passe-temps favori.
« Mais… capitaine, ils prétendent avoir fondé un nouveau gouvernement et ils tiennent à négocier avec vous personnellement le statut de ce système stellaire. »
Geary baissa la main et pivota sur son siège pour dévisager la vigie, mais Rione lui brûla la politesse : « Ces gens ne se présentent donc pas comme ses dirigeants syndics ? s’enquit-elle.
— Non, madame la coprésidente. Comme le conseil gouvernemental d’Héradao. C’est ce qu’affirme l’en-tête de leur message.
— Et vous recevez encore des transmissions en provenance des autorités syndics d’Héradao ?
— Euh… oui, madame. » L’officier secouait la tête de stupeur. « Le système vient d’identifier une nouvelle transmission, cette fois à l’en-tête de la libre planète d’Héradao IV. Le commandement syndic et le réseau de commande de ce système donnent l’impression de se déchirer, commandant Desjani. Je n’ai jamais vu une chose pareille. À croire que… »
Rione était venue se poster derrière la vigie et elle scrutait les relevés et les diagrammes qu’affichait son écran de communication. « À croire que ces gens tentent de mettre la main sur tout ce qui est à leur portée pour l’arracher à ce réseau de commande. » Elle se tourna vers Geary. « J’ai déjà vu ça. Ce système stellaire se délite, en proie à la guerre civile.
— Où auriez-vous bien pu en être témoin ? s’enquit Desjani, choquée au point de s’adresser directement à Rione.
— À Géradine, dans l’espace de l’Alliance, répondit calmement Rione. Je ne me trouvais pas sur place, mais on en a fourni des enregistrements au Sénat. Je les ai étudiés.
— Géradine ? demanda Geary. Où est-ce ?
— Un système assez reculé, peu peuplé et passablement isolé, surtout depuis l’installation de l’hypernet, mais qui n’en continuait pas moins d’envoyer ses meilleurs éléments à l’armée de l’Alliance. » Rione eut un geste de mépris. « Ce qui laissait le champ libre aux plus médiocres pour fomenter des troubles. Une tentative de coup d’État enrayée s’est muée en un conflit ouvert et soldée par l’effondrement de l’autorité centrale. » Elle se tourna vers Desjani. « Et, non, vous n’en avez jamais entendu parler. Secret d’État. Il ne faudrait pas que la population de l’Alliance fût informée de ce qui pourrait arriver, même sur une planète comme Géradine.
— L’effondrement de l’autorité centrale, murmura Geary. Assisterions-nous aux premiers signes de lutte intestine chez les Syndics ? » Nul ne lui répondant, il appuya sur une touche. « Lieutenant Iger, selon certaines indications, l’autorité centrale de ce système serait sur le point de s’effondrer ou, du moins, fortement mise en cause. J’ai besoin le plus tôt possible d’une estimation de ce qui se passe sur chacune de ces planètes.
— Oui, capitaine ! On s’y colle. »
Geary étudia les données qui lui étaient accessibles et se félicita de voir recueillis d’autres modules de survie de la flotte. Autour de ceux de l’Alliance, des essaims beaucoup plus denses de capsules syndics filaient vers le plus proche refuge. Il se demanda quel parti prendraient ces survivants dans ce système stellaire. Soutiendraient-ils une autorité centrale défaillante ? Une des deux (au moins) factions rebelles ? Ou bien se barricaderaient-ils dans des bases pour tenter d’endiguer l’insoumission jusqu’à l’arrivée de renforts dont les vaisseaux contraindraient les rebelles à la docilité par voie de bombardement ?