Geary scrutait tour à tour les cartes et le colonel. Il avait reçu un entraînement sur les opérations au sol des fantassins un siècle plus tôt, mais sa propre expérience se limitait à ce qu’il avait pu en voir depuis qu’il commandait la flotte. Aucune opération d’une telle envergure, encore qu’en sa qualité de commandant en chef il fût de son devoir de superviser les activités de l’infanterie et de prendre les décisions finales. Heureusement, il connaissait assez Carabali pour avoir une très haute idée de ses compétences. « En dépit de risques plus élevés, vous recommanderiez donc plutôt la seconde option ?
— Oui, capitaine.
— Quelles seraient selon vous nos chances de succès avec la première ? »
Carabali consulta la carte en se renfrognant légèrement. « Si vous entendez par succès la libération de tous nos prisonniers, alors mon sentiment est qu’avec la première option nos chances seraient de cinquante pour cent, et sans doute inférieures selon la réaction des Syndics. Quelle que soit la façon dont ils riposteront, cette option nous rend très vulnérables.
— Et avec la seconde ? »
Elle fronça de nouveau les sourcils. « Quatre-vingt-dix pour cent.
— Mais avec de plus gros risques de pertes pour les fantassins et de dommages pour les navettes ?
— Oui, capitaine. » Carabali lui fit face, impavide. « La mission est le sauvetage des prisonniers, capitaine. »
On ne pouvait guère se montrer plus explicite. Geary étudia de nouveau les cartes. Pour mener cette mission à bien, pour avoir la certitude de libérer les prisonniers, il lui faudrait faire prendre davantage de risques aux fantassins. Carabali le savait et Geary soupçonnait tous ses hommes de le savoir, puisque c’était cela, appartenir à l’infanterie spatiale. « D’accord, colonel. J’accepte votre recommandation. Nous choisirons la seconde option. La flotte vous fournira tout le soutien dont elle est capable en matière de puissance de feu. »
Carabali lui décocha un sourire crispé. « Ce camp est bourré de bâtisses destinées à durer. Dans un tel environnement urbain, les forces amies et ennemies risquent d’être à touche-touche.
— À combien estimez-vous la distance de sécurité ?
— Cent mètres, capitaine, mais que ça ne soit pas gravé dans le marbre. Nous pourrions vous demander un tir de soutien bien plus rapproché de nous.
— Très bien, colonel. » Geary se leva. « Vous pouvez établir un projet d’exécution de la mission plus détaillé. Si tout ce dont vous avez besoin ne se présente pas immédiatement, n’hésitez pas à me le faire savoir.
— Oui, capitaine. » Carabali salua et son image disparut.
Celles des cartes s’attardèrent encore quelques instants.
Geary les fixa, conscient que la décision qu’il venait de prendre était synonyme de vie ou de mort pour certains des fantassins qu’il envoyait sur cette planète, et que, comme Carabali, il n’avait pas vraiment le choix.
« Les combats semblent s’être étendus de façon sensible sur les troisième et quatrième planètes », rapporta le lieutenant Iger alors que la flotte de l’Alliance prenait position au-dessus de la troisième. Une forteresse orbitale qui avait tenté de lui décocher quelques tirs alors qu’elle s’en approchait avait été pulvérisée par des projectiles cinétiques et, depuis, nul n’avait plus fait mine de s’en prendre à ses vaisseaux.
Tous les croiseurs de combat syndics qui restaient dans ce système stellaire en avaient sauté, et les croiseurs légers et autres avisos survivants se cantonnaient près des points de saut. Aucun n’avait seulement tenté de gagner la zone de combat où Geary avait laissé en chantier ses vaisseaux les plus endommagés, avec ses auxiliaires et une forte escorte. « Aucune des factions ne donne encore l’impression de prendre le contrôle au sol ?
— Non, capitaine, répondit Iger. Beaucoup y prétendent, mais rien, à la surface, ne vient corroborer ces affirmations.
— La garde du camp a cessé de répondre à nos transmissions, ajouta Rione. Soit ils ne veulent plus négocier, soit ils ne le peuvent plus. »
Geary jeta un coup à l’hologramme du camp émaillé de symboles. On avait décelé par endroits une forte concentration de soldats, mais une bonne partie de la garde semblait s’être volatilisée. « On n’a pas repéré de gardes en train de quitter le camp ? demanda-t-il à Iger.
— Non, capitaine. Ils sont toujours là, quelque part.
— Et les prisonniers ?
— Dans leurs baraquements, apparemment. Probablement fermés à clé. »
Rione jeta à l’hologramme un regard empreint de suspicion. « S’ils comptent combattre, pourquoi n’ont-ils pas pris les détenus en otages ?
— Bonne question. » Autant Geary détestait l’idée d’importuner ses subordonnés lorsqu’ils se préparaient à passer à l’action, autant il se doutait que Carabali aimerait en débattre avec lui.
Le colonel de l’infanterie hocha la tête comme si cette annonce ne la surprenait pas. « Les gardes se préparent au combat. Si l’on compare le nombre estimé de prisonniers à celui des effectifs de la garde, on se rend compte de la supériorité numérique écrasante des premiers, capitaine. Les gardes ne sont pas assez nombreux pour surveiller les détenus et nous combattre à la fois, tout comme nous ne sommes pas assez nombreux pour occuper la totalité du camp par la force. Ils ont donc choisi de les boucler. Ce qui en fait de futurs otages mais leur interdit aussi de courir par tout le camp en menaçant leurs gardiens. Cela dit, notre plan d’assaut devrait contrecarrer toute initiative de dernière minute de cet ordre.
— Je ne comprends pas, colonel. C’est à croire que les gardes savent déjà qu’ils ne peuvent pas l’emporter. S’ils sont incapables de nous combattre et de surveiller en même temps leurs détenus, pourquoi diable ne se rendent-ils pas ?
— Sans doute parce qu’on leur a ordonné de ne pas les lâcher et de résister à toute tentative de libération, capitaine. »
Précisément ce qu’avait pressenti Rione : soit se battre comme de beaux diables et mourir pour défendre un camp de prisonniers, soit permettre à l’Alliance de récupérer son personnel et périr, tout aussi certainement, des mains des autorités syndics. « On va donc devoir faire ça à la dure, semble-t-il, colonel.
— Oui, capitaine. La flotte peut-elle entreprendre le bombardement préalable prévu par le plan de bataille ?
— C’est comme si c’était fait, colonel. Bonne chance.
— Ce bombardement ne leur rapportera pas grand-chose, fit remarquer Desjani quand l’image de Carabali se fut évanouie.
— On n’a pas encore identifié de nombreuses cibles. » Geary montra l’imagerie du camp en temps réel, très loin sous l’Indomptable, tandis que le croiseur de combat et les autres bâtiments de la flotte orbitaient autour d’Héradao III. « Nous ne pouvons pas nous contenter de frapper le camp dans sa totalité puisqu’il est plein de prisonniers et que nous ignorons dans quels bâtiments ils sont retenus. Le bombardement préalable vise surtout à éliminer ses défenses fixes, à terroriser ses défenseurs et à leur interdire de riposter à notre assaut. » Il jeta un coup d’œil aux indications horaires qui défilaient sur un côté de l’hologramme. Heure de lancer les navettes de l’infanterie. De lancer les navettes d’évacuation. De procéder au bombardement.
Les blocs de métal aérodynamique officiellement désignés sous le nom de « projectiles cinétiques » faisaient partie des armes les plus archaïques de l’humanité. Ils œuvraient comme d’énormes cailloux, sauf qu’ils étaient lisses, dépourvus de toute aspérité, et, au demeurant, c’était ainsi que le jargon de la flotte les avait baptisés. Toutefois, à la différence des cailloux projetés par la seule force des muscles, ceux-là l’étaient depuis des orbites très élevées, de sorte que leur énergie cinétique augmentait à chaque mètre qu’ils parcouraient dans leur chute. Quand ils frappaient une cible, l’impact était aussi dévastateur que celui de très grosses bombes. Simple, bon marché et, après lancement, pratiquement imparable.