« Capitaine ? » s’enquit Desjani.
Geary secoua la tête, étonné d’avoir laissé ainsi vagabonder ses pensées. « Pardon. »
Lui seul aurait pu déceler la lueur d’inquiétude qui brillait dans le regard qu’elle lui jeta, mais Desjani poursuivit sur un ton routinier : « La première corvette nickel pourrait sauter dans quelques instants vers Cavalos pour apprendre aux autres Syndics que nous sommes toujours là. » Son expression s’altéra, désormais impavide et toute professionnelle. « Puisque nous y sommes encore.
— Nous devons récupérer tout ce que nous pourrons du matériel abandonné par les Syndics quand ils ont rapatrié les derniers habitants de ce système stellaire voilà quelques décennies, répondit Geary, en s’efforçant de ne pas réagir agressivement au coup de sonde de Desjani.
— Nous avons déjà transbordé tous les vivres abandonnés. » Elle fit la grimace. « Du moins si l’on peut parler de “vivres” en l’occurrence. La flotte devra encore réduire ses rations pour faire durer le plus possible ceux qui nous restent. » Elle haussa les épaules. « C’est le seul aspect positif du rata que nous puisons dans ces réserves syndics laissées pour compte. Personne n’a envie de s’en goinfrer, de sorte que réduire les rations dérange beaucoup moins nos gens que si elles étaient mangeables.
— Il y a un bon côté à tout, j’imagine. » Geary eut un sourire fugace, en même temps qu’il vérifiait de nouveau les données sur les minerais bruts qu’on chargeait dans les soutes des auxiliaires, puis il se rendit compte que Desjani avait d’abord souligné le fait que la flotte devait dégager le plus vite possible puis délibérément changé de sujet pour ne pas le fâcher.
Je ne devrais pas m’en offusquer, pourtant. C’est un souci légitime de la part de tout officier de cette flotte. Quand quitterons-nous Dilawa et où irons-nous ensuite ? Nous y sommes depuis près de trente-six heures et probablement vingt-quatre de trop.
Il n’y avait pourtant aucune raison de s’y attarder : dépourvue de planètes habitables, Dilawa avait toutefois abrité naguère une présence humaine réduite, quelques milliers de personnes à en juger par les installations qu’y avaient laissées les Syndics. Ces gens ne s’y trouvaient que parce que l’ancien système de propulsion par saut, plus rapide que la lumière, ne permettait aux vaisseaux que de passer d’une étoile à sa voisine jusqu’à arriver à destination. L’hypernet, en les autorisant à gagner directement n’importe quel autre système du réseau pourvu d’un portail à partir d’un portail défini, avait bouleversé tout cela et la présence humaine s’était graduellement réduite dans les systèmes stellaires sans grand intérêt, que le trafic interstellaire ignorait dorénavant.
Mais c’est en recourant à cet ancien système de propulsion par saut que la flotte regagnait l’espace de l’Alliance, d’un système stellaire à l’autre ; en outre, l’hypernet s’était révélé une menace pour la survie de l’espèce humaine. L’Indomptable transportait aussi une clé de l’hypernet syndic, trophée qui risquait, s’il parvenait jusque dans l’espace de l’Alliance, de représenter pour elle un avantage décisif. Si Geary ne réussissait pas à y ramener la flotte, cette clé se perdrait avec les vaisseaux et leurs équipages, tout comme la conscience du danger posé par l’hypernet. Le coût de l’échec lui semblait plus élevé chaque fois qu’il y songeait. « Faites-moi savoir s’il y a du changement, enjoignit-il à Desjani.
— À vos ordres, capitaine. » L’image de Desjani s’évanouit, mais pas avant que sa voix et son expression n’eussent laissé entendre qu’un certain changement, pourtant impératif, ne se produisait toujours pas.
Geary resta assis un instant devant l’hologramme des étoiles centré sur Dilawa, qui flottait de nouveau au-dessus de la table. Il avait beau le fixer, l’écran refusait de jouer les boules de cristal et de sortir de ses entrailles des réponses aux questions qu’il lui fallait résoudre.
Et, en tout premier lieu, où aller en quittant Dilawa ?
Décide-toi. Il avait dû s’y résoudre plus d’une fois lors du long périple de la flotte à travers l’espace ennemi. La décision n’aurait pas dû être si ardue. Les sauts que devrait effectuer la flotte avant d’atteindre un système syndic frontalier d’où elle pourrait gagner l’espace de l’Alliance n’étaient pas à ce point nombreux. Ça devrait être facile, si proche de la sécurité. Pourtant, chaque fois qu’il s’apprêtait à prendre une décision, elle lui semblait de plus en plus malaisée. Il hésitait constamment : chaque option charriait dans son sillage des visions de ce qui avait mal tourné à Lakota ou des pertes subies à Cavalos. Auxquelles s’ajoutaient à présent ces rappels de la destruction du Merlon.
Il avait envisagé de demander son avis à Victoria Rione, coprésidente de la République de Callas et sénateur de l’Alliance. Mais la femme politique qu’elle était refusait depuis quelque temps de lui donner son opinion sur ce chapitre. Rione affirmait publiquement s’être trompée trop souvent dans les positions qu’elle avait prises sur les mouvements de la flotte. Mais, en fait, si elle avait d’autres intentions ou mobiles, Geary ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Bien qu’ils eussent été amants par intermittence, au sens physique du terme, Rione ne lui avait pas révélé grand-chose de sa vraie personnalité pendant cette phase de leur relation, avant qu’ils n’y mettent un terme.
Quoi qu’il en soit, il ne l’avait guère vue au cours des deux derniers jours. « Je dois me concentrer sur mes informateurs dans la flotte, lui avait-elle déclaré. Il faut absolument découvrir l’identité des officiers de l’Alliance dont l’opposition à votre commandement a pris une telle ampleur qu’ils sont désormais disposés à placer des logiciels malveillants dans ses systèmes opérationnels. » Dans la mesure où ces programmes hostiles avaient bien failli causer la perte de plusieurs vaisseaux, Geary pouvait difficilement battre en brèche ses priorités.
Cela dit, d’autres pouvaient lui fournir des réponses ; des officiers intelligents, fiables et avisés comme les capitaines Duellos du Courageux, Tulev du Léviathan et Cresida du Furieux.
Mais, éprouvant une étrange réticence à prendre l’avis d’autrui, pourtant conscient que tout atermoiement pouvait être fatal, il restait seul à fixer son hologramme.
L’alerte de son écoutille carillonna, lui signalant que son visiteur était le capitaine Desjani. Il autorisa son entrée en se demandant ce qui pouvait bien l’amener. Compte tenu des rumeurs qui circulaient sur leur prétendue liaison, elle évitait le plus souvent sa cabine.
À la vérité, cette idylle existait bel et bien, même si aucun des deux n’aurait accepté d’en parler, et encore moins d’agir en fonction d’un sentiment non voulu. Pas tant, du moins, qu’il commanderait à la flotte et qu’elle resterait sa subordonnée.
« Il est arrivé quelque chose ? » demanda-t-il.
Elle désigna l’hologramme d’un coup de menton. « Je tenais à discuter en privé avec vous de vos futurs plans des opérations, capitaine. »
Geary aurait dû s’en réjouir car il connaissait les talents de Desjani en matière de situation tactique, mais il s’agissait là d’une décision stratégique. C’est du moins ce dont il se persuada, non sans se demander pourquoi il répugnait tant à écouter ce qu’elle avait à lui dire. Mais comment l’en dissuader ? Admettre son irrésolution n’aurait d’autre résultat que d’inciter Desjani à insister. « D’accord. »
Elle entra, inhabituellement distante, puis se planta devant l’hologramme des étoiles sans regarder Geary en face. « Vous vous êtes levé de bonne heure, apparemment, capitaine.