Geary tapa sur une touche pour obtenir les statistiques concernant les effectifs de la troisième compagnie. Tous les relevés concernant le lieutenant Tillyer étaient retombés à zéro. « Cent cinquante mètres, marmonna-t-il.
— Capitaine ?
— Bizarre, n’est-ce pas, capitaine Desjani. Dans un combat spatial, cette distance est trop courte pour qu’on s’en soucie. À 0,1 c, nous la couvrons en une ridicule fraction de seconde. Autant dire rien. Sauf pour les armes qui ajustent leur tir. Auquel cas ces cent cinquante mètres peuvent faire toute la différence entre un tir raté et un tir au but. Et, pour un fantassin à la surface d’une planète, cette brève distance peut signifier la vie ou la mort. Il prend le risque de nous demander d’arroser sa position, mène son unité à l’abri et meurt juste avant d’avoir atteint la sécurité. »
Desjani détourna un instant les yeux. « Les vivantes étoiles décident de notre sort. Ça peut souvent paraître aléatoire, mais il y a toujours une raison.
— Vous y croyez vraiment ? »
Son regard croisa celui de Geary et, l’espace d’un instant, celui-ci crut y lire le reflet de toutes les morts dont elle avait été témoin, des amis et parents qu’elle avait perdus. « Sinon je ne pourrais pas continuer, déclara-t-elle tranquillement.
— Je comprends. » Pour la énième fois, il se rappela qu’autour de lui tous avaient grandi pendant la guerre. Tout comme leurs parents. Il n’arrivait même pas à imaginer réellement la souffrance qu’ils avaient endurée à mesure que s’élevait le montant de leurs pertes, de plus en plus haut, sans qu’on voie jamais le bout du tunnel.
« Ça n’a pas toujours été le cas. » Elle lui décocha un sourire contrit. « Fut un temps où vous ne supportiez même pas les pertes mineures. Aujourd’hui vous les endurez et vous continuez. Mais, à l’époque, à voir votre réaction à la perte d’un seul vaisseau, je me sentais triste pour vous et je regrettais de n’être pas née à une époque où une telle candeur était encore permise.
— Je ne me souviens pas de la dernière fois où l’on m’a qualifié de candide. Quand j’étais encore un enseigne, j’imagine. » Geary inspira profondément. « Finissons-en avec cette bataille et tâchons de perdre le moins de gens possible. »
Les vigies et les systèmes de combat automatisés le préviendraient sans doute en cas de besoin, mais il vérifia une dernière fois le tableau général avant de revenir à un plan rapproché dans le camp de prisonniers.
Sur l’image en surplomb, on voyait à présent s’amasser une foule près de la vaste esplanade centrale. Les navettes de l’Alliance atterrissaient sur le terrain à ciel ouvert et en redécollaient comme obéissant à une opération sereinement chorégraphiée. Geary ouvrit un écran montrant la scène vue par un des fantassins qui supervisaient l’évacuation et le spectacle lui fit l’effet d’une maison de fous : ciel repeint par les stigmates des bombardements et autres contrecoups des tirs des lances de l’enfer de l’Alliance, gens courant dans tous les sens, navettes se posant à toute allure, chargeant des prisonniers libérés à leur bord aussi vite que des corps pouvaient s’y entasser et bondissant aussitôt vers le ciel. Il mit un bon moment à déceler un semblant d’ordre dans cette frénésie.
Les gradés libérés s’efforçaient visiblement de regrouper leurs camarades par petites sections avant qu’on ne leur demande de les conduire à une navette, et les fantassins se chargeaient de filtrer les ex-détenus désorientés tout en maintenant l’ordre et la discipline à grands coups de gueule.
Geary repéra, pressée contre une navette de l’infanterie, la cuirasse de combat portant la plaque d’identification du colonel Carabali, près de deux fantassins qui veillaient sur elle tandis qu’elle se concentrait sur les mouvements de ses troupes.
« Je me demande si ces prisonniers se rendent compte qu’on est en train de les libérer ou s’ils ne croient pas plutôt assister au début de l’Apocalypse, lâcha Desjani.
— Les deux, peut-être. Colonel Carabali, dès que l’occasion se présentera, j’aimerais connaître votre sentiment sur le déroulement de l’opération. »
Son image apparut instantanément. « Elle se déroule mieux que je ne le craignais, capitaine. Nous avons subi des pertes dans presque toutes nos unités en nous repliant vers le centre du camp, mais seule la troisième compagnie a été très rudement éprouvée. Elle est apparemment tombée sur un secteur destiné à servir d’ultime zone de repli aux gardes syndics. L’évacuation des prisonniers s’effectue sans encombre. Le dernier devrait être libéré dans quarante minutes et la dernière navette décoller vingt minutes plus tard.
— Merci, colonel. Nous tâcherons d’empêcher les Syndics de se fourrer dans vos jambes entre-temps. »
Carabali fronça les sourcils de stupeur et il fallut un moment à Geary pour comprendre qu’elle ne réagissait pas à ses derniers propos mais à une information qui lui était parvenue par un autre canal. « Capitaine, des gardes nous proposent de se rendre avec leur famille si nous promettons de leur laisser la vie sauve et de les évacuer aussi.
— Leur famille ? » Au souvenir du bombardement du camp, l’estomac de Geary se serra.
« Oui, capitaine. Mais nous n’avons encore vu personne. Une seconde, capitaine. » Elle se tourna vers des prisonniers, leur parla brièvement et réactiva la connexion. « Les ex-prisonniers affirment que les familles des gardes étaient logées au-dehors du camp. Ils ont dû les mettre à l’abri quand les combats ont commencé.
— Pour leur infliger ensuite une bataille rangée ? aboya Geary avec incrédulité.
— J’en conviens, capitaine. Ceux de chez nous détenus dans ce camp affirment qu’il y existe de vastes aires souterraines de stockage dans sa partie nord et présument que les gardes y hébergeaient leurs familles. »
Geary vérifia rapidement l’agencement du camp et constata que les zones nord étaient pratiquement exemptes de combat. « Remercions les vivantes étoiles qu’ils aient eu cette présence d’esprit et n’aient pas non plus tenté de résister aux fantassins dans ce secteur. Qu’entendent-ils par une évacuation ? Où veulent-ils aller ?
— Une seconde, capitaine. » Carabali répercuta la question puis attendit qu’elle fût transmise aux Syndics et que la réponse lui revînt. « Ils veulent quitter cette planète, capitaine.
— Hors de question.
— Ils affirment que les laisser ici reviendrait à les condamner à mort. En ville, les révolutionnaires ont demandé qu’ils leur livrent les prisonniers de l’Alliance, mais les gardes ont refusé faute d’instructions appropriées. Ils prétendent avoir retenu les révolutionnaires jusqu’à notre arrivée, mais, maintenant que leur camp a été réduit en miettes et qu’ils ont essuyé toutes ces pertes en tentant de nous repousser, ils ne peuvent plus espérer tenir bien longtemps après notre départ.
— Malédiction ! » Geary se tourna vers Rione et Desjani pour leur exposer la situation. « Des suggestions ?
— S’ils ne nous avaient pas combattus, ils seraient en mesure de se défendre après notre départ, fit remarquer Desjani avec une certaine véhémence. En outre, nous ne pouvons pas les emmener. Aucun de nos bâtiments n’est conçu pour héberger autant de prisonniers. Et, dans tous les cas, nous ne leur devons aucune faveur ; ils ont fait de leur mieux pour tailler nos fantassins en pièces. Ils ont creusé leur propre tombe. »
Rione opina malgré son visible mécontentement. « Nous ne pouvons plus rien pour eux, capitaine Geary.
— Ouais, peut-être… mais, tant qu’ils résisteront, nous continuerons à accumuler des pertes. » Geary se leva et fixa un instant l’hologramme en se repassant mentalement les choix qui s’offraient à lui. L’un d’eux retint son attention et il pesa le pour et le contre avant de rappeler Carabali. « Voici ce que vous pouvez leur proposer, colonel. Qu’ils cessent toute résistance et nous arrêtons de les massacrer. Dès que nous aurons exfiltré tous les nôtres, nous bombarderons les abords de la ville pendant que leurs survivants et leurs familles s’enfuiront dans l’autre direction. Si l’on tente de les frapper quand nous serons encore à proximité, nous les couvrirons. Ils n’obtiendront pas mieux.